« Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter. » Ce célèbre aphorisme n’est signé ni de Freud, ni de Karl Marx ni de Winston Churchill, comme on le croit souvent, mais de George Santayana, écrivain et philosophe hispano-américain (« La Vie de la Raison », 1905). Ce qui est vrai pour les peuples comme pour chacun de nous: faire un petit tour en arrière permet d’éclairer le chemin. Alors pourquoi ne pas se pencher (ou se re-pencher) maintenant sur la somme de mille-deux-cent-quarante-seize pages consacrée en 2002 à « La Compagnie – Le grand roman de la CIA » par Robert Littell ?
En dehors d’être le père de Jonathan Littell (prix Goncourt pour « Les Bienveillantes » en 2006), Robert Littell est né en 1935 dans une famille juive de Vilnius émigrée aux États-Unis vers la fin du dix-neuvième siècle. Il fera un détour par l’US Navy avant de devenir grand reporter à Newsweek pour le Moyen Orient et la Russie. Dès les années 1970, il publie son premier roman d’espionnage, un peu comme John le Carré mettant à profit sa brève carrière d’espion au service de sa Majesté pour se lancer dans la littérature. La comparaison est pertinente, puisqu’ils deviendront, à quelques années près, de part et d’autre de l’Atlantique, les deux grands écrivains du genre, et que leur terrain de chasse sera longtemps le même, celui de la guerre froide. Mais disons que John le Carré est un pur romancier, là où Robert Littell est plus proche du journalisme en mêlant constamment, pour notre bonheur, personnages historiques et personnages de fiction.
L’épopée « La Compagnie », autrement dit « The Company » (comme les Américains désignent la CIA ou Central Intelligence Agency), s’étend précisément de 1950 à 1995. Quelques années après que le président Truman prenne conscience d’avoir rayé trop vite l’OSS de la carte en 1945, et le ressuscite en lançant la CIA. On l’a un peu oublié, mais cet organisme de renseignement et de missions spéciales, nommé « Office of Strategic Services », mis sur pied quand les États-Unis sont entrés en guerre, a notamment beaucoup travaillé avec la Résistance française, sous la conduite d’Allen Dulles, chef du service pour l’Europe. Nous rencontrons donc Truman et Dulles dès le début de l’histoire, ou bien le vrai directeur du contre-espionnage de la jeune CIA, James Jesus Angleton dit Maman. Et nous nous poserons beaucoup de questions quand l’auteur en viendra au fiasco CIA de la baie des Cochons, et nous donnera son analyse du comportement de Jack Kennedy (en Amérique, le diminutif de John est Jack), comme de celui de son frère Bobby. Plus tard encore, nous ferons connaissance avec Johnson, Nixon, Reagan, « le paysan ukrainien replet » Khrouchtchev, Gorbatchev et sa « perestroïka », ou encore Eltsine déjouant le complot des fascistes russes, KGB inclus, en 1991. Car le récit colle étroitement à l’Histoire, et regorge de détails incroyablement précis.
Mais nous n’en sommes pas là, et nous rencontrons d’abord nos héros. À commencer par Harvey Torriti dit « le Sorcier », chef du bureau de Berlin, à moitié chauve, gonflé d’alcool, sale et dépenaillé (l’équivalent toutes proportions gardées de George Smiley chez le Carré). Une légende de la Company, notamment pour « roder les oies blanches« , comme il dit. Et le petit jeune en question est Jack Mc Auliffe, alias l’Apprenti Sorcier. En ce dimanche 31 décembre 1950, dans leur minuscule planque miteuse de Berlin-Est, ils attendent en retenant leur souffle un possible transfuge de haut rang du KGB. Les deux anges gardiens du Sorcier, deux frères Roumains gitans, l’Ange déchu et Doux Jésus, sont eux aussi aux aguets. Pour appâter le Sorcier, le transfuge volontaire lui a dit connaître le nom d’une taupe au M16, service du contre-espionnage anglais. Mais le transfuge sera démasqué côté russe, et la taupe deviendra l’obsession du Sorcier.
Flashback quelques mois plus tôt, le 4 juin 1950, où nous faisons connaissance de la « troïka » de Yale: notre Jack, élégant jeune trentenaire moustachu, et ses deux colocataires, Leo et Evgueni, levant leur verre en lançant « Au succès de notre tâche désespérée ! ». Juste après, nous assistons au recrutement par la Compagnie du « procureur new-yorkais large d’épaules » nommé Ebby. Sa femme Eleonora n’apprécie pas du tout qu’il choisisse de s’en tenir à un salaire de six-mille-quatre-cent dollars par an au lieu de quelque trente-sept-mille dans un cabinet d’avocats. Jack et Leo le rejoignent bientôt. Notons que Jack et Ebby, comme les vrais dirigeants de la Compagnie, sont des anciens de l’OSS.
Voilà notre quatuor de jeunes héros en place, faisant leurs premières armes soit du côté américain soit du côté russe, collant à l’Histoire, dans des circonstances pas toujours très drôles, comme lorsque les troupes russes envahissent la Hongrie en 1956. Puis la Tchécoslovaquie en 1968 pour juguler le Printemps de Prague. Puis lors du fiasco de la baie des Cochons, etc., etc. Tandis que le Sorcier finira par démasquer la taupe, mais pour en dénicher une autre bien plus redoutable.
Nos jeunes héros seront sans cesse mis à l’épreuve, y compris sur le plan personnel. Sur la toile de fond historique, Robert Littell saura nous faire partager leurs affres, leurs désespoirs, leurs épreuves. Poutine fait son apparition page mille-deux-cent-vingt-huit.
Lise Bloch-Morhange
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où la guerre contre le communisme emprunte les voies brutales de l’élimination massive
racontées dans une fiction qui mêle cauchemars, hallucinations, récits, informations fragmentaires.. Village incendié et tempête de neige.
Pas un frisson, ni des frissons. La terreur.