Pour ses pairs qui s’étaient mis au service de l’ennemi, Paul Éluard avait écrit un poème, lequel pour être joliment écrit, n’en était pas moins impitoyable. Paru dans Les Lettres Françaises, aussi court que son titre était long, il se concluait ainsi: « Mais voici que l’heure est venue/De s’aimer et de s’unir/Pour les vaincre et les punir ». Ce faisant il avait pris de l’avance en rédigeant ce texte en 1943 , alors que l’issue de la guerre était encore bien incertaine. Les auteurs du dernier récit biographique autour d’Éluard paru chez Seghers, citent à son propos le poète Guillevic disant de son confrère: « C’était un homme de passion et de violence (…) pas un petit élégiaque ». Ce livre signé Olivier Barbarant et Victor Laby, a ceci d’intéressant entre autres choses, c’est qu’il souligne les contrastes d’une personnalité bien moins lisse qu’en apparence et qui marqua son siècle. Dont on parle régulièrement. Ne serait-ce que récemment, lors de la disparition à cent ans de la résistante Madeleine Riffaud, à laquelle Paul Éluard avait rendu hommage. Pas forcément commode le poète, mais il avait été nettement plus indulgent avec les femmes scalpées à la Libération pour avoir couché avec l’occupant.
Pour celles-là, le poète s’était transformé en avocat de la défense, plein de compréhension à leur égard et choqué d’avoir vu une chevelure complète chue sur un trottoir, avec les ricanements de la foule en ceinture sonore. Le texte avait paru en 1944, toujours dans Les Lettres Françaises. Et qui commençait par: « Comprenne qui pourra/Moi mon remords ce fut/La malheureuse qui resta/Sur le pavé/La victime raisonnable/À la robe déchirée/Au regard d’enfant perdue/Découronnée défigurée/Celle qui ressemble aux morts/Qui sont morts pour être aimés. »
Et les auteurs de l’ouvrage n’ont pas manqué de rappeler qu’un jour de 1969, le président Pompidou (1) avait cité les mêmes vers en commentaire de l’affaire Gabrielle Russier, une enseignante qui s’était suicidée après avoir été traînée dans la boue pour avoir eu une relation avec l’un de ses élèves. Un moment de télévision de moins de deux minutes, témoignant de la classe de l’orateur, qui via une citation laconique, révélait une certaine humanité alliée à une culture (c’était un normalien) se faisant bien rare de nos jours. Il était aussi auteur d’une anthologie de la poésie française et savait pour le moins mettre un mot devant l’autre.
Si Paul Éluard avait eu de la compassion pour ces femmes dont la culpabilité, évidente pour certaines, ne méritait pas tant d’opprobre vengeresse, c’était sans doute parce qu’elles étaient sa grande faiblesse ou sa grande passion comme on voudra. Le livre de Olivier Barbarant et de Victor Laby raconte notamment en détail, une rencontre-clé en Suisse, alors que le futur poète n’avait que 16 ans. On l’avait envoyé à la montagne pour soigner sa tuberculose. Et c’est dans ce sanatorium qu’il fit la connaissance d’une certaine Gala, d’un an son aînée. Avec laquelle il put tromper le temps sur fond de décor enneigé. Comme il leur était interdit de parler afin de ménager leurs poumons, ils échangeaient de petits textes, de transat à transat. Il l’aima, se maria et eut un enfant avec elle, avant qu’elle ne s’éclipse un jour dans les bras de Salvador Dali qui la déifia, en fit sur toile un phantasme d’érotisme surréaliste.
Éluard le politique, l’intellectuel, le communiste, le surréaliste, l’homme qui noyait ses angoisses dans l’alcool, autant de facettes constituant en quelque sorte le double du poète marchant à ses côtés comme une ombre et inversement. C’est pour beaucoup l’objet du livre. Dans l’entre-deux-guerres, il était de toutes les joutes, tous les débats avec des hommes ayant eux aussi laissé leur empreinte dans le temps tels Louis Aragon, André Breton ou Max Ernst. Il prêtait ses femmes: Dali ne se fit pas prier avec Gala mais Picasso refusa « l’offrande », préférant peindre Nusch.
Les auteurs nous font traverser cette vie qui dura de 1895 à 1952 et qui compta deux guerres mondiales. Éluard fut mobilisé deux fois, écrivit un fameux poème intitulé « Liberté » dont on nous raconte l’intéressante genèse, jusqu’à son impression en tracts qui devaient être largués par l’aviation britannique sur le territoire français.
L’histoire de l’homme a beau être connue, il suffit d’une autre voix ou d’une autre plume pour changer la perspective, exercice en l’occurrence réussi. Éluard a compté et a laissé quelques traces fameuses. Parfois il s’agissait d’une vraie trouvaille, « La Terre est bleue comme une orange », parfois la formule était un peu bon marché telle « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur ». Mais on ne va pas trier. D’abord parce que l’ensemble est estimable et ensuite parce que nous n’avons pas tant de poètes. Comme d’un ami, il faut savoir tout prendre.
PHB
Texte magnifique.
J’ai toujours adoré Eluard en tant que poète.
Merci pour cette description très littéraire.
« Notre printemps est un printemps qui a raison ». Il faut relire en toute hâte ces vers et voir « ces arbres fous d’oiseaux »…
Barbara a mis en musique « Printemps » en 1972, bien après ses reprises de Brassens ou Brel du début des années 1960.
J’ai revu pour l’occasion l’extrait de la conférence de presse de Pompidou où la pudeur le dispute à l’émotion.
Ah jeunesse enfuie !
Merci pour cet article. Je ne suis pas une fan de la poésie d’Eluard même si son côté engagé et passionné peut le rendre sympathique. Mais la simple petite phrase « Il prêtait ses femmes » m’en dissuade à tout jamais.
« Picasso refusa « l’offrande », préférant peindre Nusch. » C’est la première fois que je vois cette réalité présentée, alors que même les plus affutés biographes de Picasso jouissent d’écrire le contraire.
Rien que pour cela, ce livre mérite cet éloge, et d’être acheté !
Bonne journée.