Fée brune

Presque partout c’était la même chose. Sauf réception entre bourgeois, la consommation d’opium se faisait dans des pièces, caves et soupentes, où le décor n’avait pas d’intérêt. Il fallait juste la place suffisante pour s’allonger et tirer sur le bambou. Dans une ambiance forcément calme puisque le voyage était intérieur. Nul besoin d’un rideau protecteur pour fantasmer, le rêve s’épanouissait quelque part dans une antichambre du cerveau. Les éditions L’Échappée ont eu cette excellente idée de mettre en librairie dès demain 5 novembre, les écrits d’un journaliste ayant décidé d’un reportage en profondeur dans les fumeries parisiennes, avant que l’interdiction de 1916 n’y mette officiellement  le holà. Il se faisait appeler Delphi Fabrice, il était né en 1877 et vivait de sa plume, surtout la nuit. La comédienne Polaire racontait qu’il débarquait chez elle le matin, « mal réveillé d’entêtants sommeils d’éther, le cou protégé d’un cache-nez blanc qui dissimulait son linge encore nocturne, les doigts bagués sans discrétion ». On imagine un peu ces oiseaux de nuit au teint grisâtre comme la presse en a toujours connu. Il avait du pain à découper sur la planche et de la résine à brûler dans le fourneau, car la capitale française comptait apparemment 300 officines spécifiques.

Ce qui est bien avec ce livre contextualisant la « fée brune », par opposition à la « fée verte » qu’était l’absinthe, c’est qu’il est pertinemment renseigné par Éric Walbecq bibliothécaire à la BnF et spécialisé dans la littérature de la fin du XIXe siècle. C’est ainsi que l’on a ici la description de Delphi qu’en fit Polaire, cette comédienne qui joua entre autres choses, les « Claudine » pour Colette. Des écrits de cette dernière figurent d’ailleurs à la toute fin de cet ouvrage remarquable. Dans lequel il est aussi question d’une journaliste qui s’appelait Stella Croissant et qui écrivit en 1914 un article sur les fumeries dans  un journal intitulé La Renaissance Politique, Littéraire et Artistique. Et Eric Walbecq nous enseigne que le lendemain de la parution de ce reportage, un 31 mai, Stella Croissant écrivit à Guillaume Apollinaire afin qu’il lui fasse visiter une fumerie d’un « genre différent ». Apollinaire tâtant à l’occasion de la chose et que c’est même en partie à cause de cela qu’il fit la connaissance d’une certaine Lou qui devait lui ravager les sens et le cœur.

L’un de ses calligrammes adressé à Lou, daté du mois d’octobre de la même année, est assez révélateur et de son amour pour elle et de son inspiration modifiée par l’opium inhalé:  « C’est dans cette fleur qui sent si bon/et d’où monte un beau ciel de nuées/que bat mon cœur/Aromatiques enfants de cet œillet plus vivant.que vos mains jointes ma bien AIMÉE/et plus pieux encore que vos ongles. » Et juste à côté du dessin figurant une pipe: « Et puis voici l’engin avec quoi pêcheur/JE/Capture l’immense monstre de ton œil/Qu’un art étrange abîme au sein des nuits profondes. » (1)

Cette ballade proposée par Eric Walbecq autour principalement de Delphi Fabrice a quelque chose de vertigineux en ce sens que nous lecteurs, avons l’impression d’être debout, surplombant sans cesse, des protagonistes couchés comme la lettre « Z », le regard dans le vague ou fixé sur la pipe, les joues creusées par l’effort d’aspiration. Ce récit composite démontre en quoi les humains sont en quête d’échappatoires, d’un chemin parallèle, d’une aire de pause permettant un peu -même si c’est factice- de ralentir le trajet vers la fin inéluctable. Un chercheur avait dit un jour, lors d’un débat quelconque sur la dépénalisation des drogues, « que l’on n’empêcherait jamais l’humanité de vouloir changer son état de conscience ». Rien n’a jamais été dit de plus intelligent depuis. Et un documentaire récent, expliquait fort justement en quoi, les drogues de synthèse, toujours en avance d’une législation ne connaîtraient probablement aucune limite.

En tout cas ce livre agréablement illustré, notamment par Louis Schem (ci-contre) ne se lâche pas plus de dix minutes. Mentionnons que vu l’époque, il n’est ici jamais question « d’addiction », ce vocable à tout faire que l’on entend tous les jours presque autant que les « du coup ». À l’époque l’on disait opiomane ou morphinomane, aujourd’hui encore l’on pourrait parler pourtant d’accoutumance ou de toxicomanie, voire d’assuétude, mais « addiction » est le terme à la mode. On peut voir ceux qui le prononcent sans frein, souvent les yeux rivés sur leur téléphone portable en train de compter le nombre de « like » qu’ils ont eu dans la journée. Ils n’ont aucun regard pour leurs voisins, leur pouce fait des petits va-et-vient sur l’écran, parfois trente minutes d’affilée. Le despotisme de l’habitude, comme le disait Colette à sa fille, il faut savoir s’en méfier.

PHB

Éric Walbecq, « Paris Opium » éditions L’Échappée, 29 euros
(1) Le site contenant le calligramme
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2 réponses à Fée brune

  1. anne chantal dit :

    Je constate qu’aucun de vos fidèles lecteurs n’a osé se prononcer sur la fréquentation éventuelle de cette fée brune ..
    Elle fait certes rêver, mais me semble si dangereuse…
    Qui pourrait nous raconter cette expérience ? il faut découvrir lelivre .

  2. Debon dit :

    Cher Philippe, je ne peux m’empêcher de lire votre chronique comme, sinon un éloge des drogues dites « dures », du moins comme un blanc-seing octroyé à ceux qui se laissent prendre par elles et comme une sorte de fatalisme lié à la condition humaine. Il est d’autres façons de « vouloir changer son état de conscience » moins délétères. L’important est d’en rester maître, comme l’a été Apollinaire qui a fait quelques essais, dans l’air du temps, mais s’est surtout consolé de la vie grâce à ses poèmes et à l’art. Je vous en prie, n’encouragez pas ces pratiques, qui sèment la mort et ne rapportent qu’aux dealers.

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