Arrêt sur images

Le film ne dure que 38 secondes. C’est peu. Et c’est suffisant pour que l’on éprouve une réelle émotion en reconnaissant le visage de Jacqueline Apollinaire, coiffée d’un sobre chapeau noir et tenant un bouquet de fleurs à la main. À ses côtés, le compositeur Francis Poulenc qui vouait une totale admiration au poète. On aperçoit le visage caractéristique de l’écrivain André Salmon, l’ami de toujours, et aussi celui du peintre russe Serge Férat, autre ami intime, par ailleurs auteur du monument funéraire. Nous sommes le 9 novembre 1945, date anniversaire de la mort d’Apollinaire. Comme ils le font chaque année depuis 1919, ses amis et admirateurs viennent se recueillir devant sa tombe, au cimetière parisien du Père-Lachaise.

Ce document exceptionnel est d’autant plus émouvant qu’il aurait pu demeurer totalement inconnu si d’heureuses circonstances n’avaient permis son exhumation. Au départ, une simple note tirée des archives personnelles de Pierre-Marcel Adéma (1912-2000), précieux documents que nous avons eu la chance d’acquérir lors d’une vente aux enchères à Nantes. Professionnellement « conseiller du commerce extérieur » (il traitait du négoce en gros des pommes de terre) M.Adéma se passionna toute sa vie pour le poète qu’il connaissait depuis l’enfance, sa tante étant une amie intime de la mère de Guillaume. Il passa le plus clair de son temps à interroger les témoins, à défricher le archives, à accumuler les documents. Paru en 1952, son « Apollinaire le mal aimé » est longtemps resté un ouvrage de référence.

Consciencieusement remplis au jour le jour, ses registres comportaient notamment la liste des personnalités qui assistaient aux réunions-souvenirs du 9 novembre. Les noms de Paul Léautaud, André Billy, Picasso, Marcoussis, André Salmon, Serge Férat reviennent fréquemment.

À la date du 9 novembre 1945, on lit: « film par un américain journaliste en uniforme. » Nous avons relaté cette information dans Les Soirées de Paris il y a cinq ans, en posant avec une certaine candeur la question: « Aurons-nous un jour la chance miraculeuse de retrouver ce document…? « .

La réapparition de ce film amateur n’est pas loin du miracle… à condition d’y rajouter le flair d’un journaliste et le professionnalisme d’une conservatrice de Bibliothèque. Le journaliste, c’est Philippe Bonnet que les lecteurs connaissent bien, puisque c’est lui qui, en 2012, a redonné vie à la revue créée par Apollinaire. Lors d’une visite à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris en septembre 2022, il eut l’attention attirée par deux bobines de pellicule « bien rangées, attendant qu’une bonne âme veuille bien les faire numériser ». Le rapprochement avec la note de Pierre-Marcel Adéma s’imposait.

Ces bobines de films, si elles étaient bien à leur place, c’était grâce au scrupuleux travail de la conservatrice Emmanuelle Toulet: avant son départ à la retraite, elle avait tenu à ce que les riches fonds Apollinaire soient totalement inventoriés. Mission accomplie.

Encore fallait-il que le document soit numérisé pour pouvoir enfin le visionner, faute de quoi leur contenu resterait mystérieux. L’intervention intelligente du conservateur  M. Le Bœuf fut déterminante, ainsi que mesdames Louise Fauduet et Alice Dazzi.  Une succession de faits favorables donc, qui explique que nous disposions désormais de ces images uniques, remontant à près de 80 ans. Quant à la brièveté du document, elle se justifie par la qualité technique défaillante, certaines parties du film n’étant pas exploitables.

L’identification des personnages, facilitée par des arrêts sur image, demande une certaine habitude des archives. Jacqueline Apollinaire est immédiatement reconnaissable. À ses côtés, avec sa haute taille, on reconnaît Francis Poulenc . Le compositeur considérait  Apollinaire comme sa meilleure source d’inspiration (« Il n’y a pas à dire, Apollinaire c’est fait pour moi », déclarait-il). À18 ans, il avait assisté à la création du drame surréaliste d’Apollinaire, « Les Mamelles de Tirésias ». Une trentaine d’années  plus tard, il obtint de Jacqueline l’autorisation de transformer la pièce en œuvre lyrique, l’opéra-bouffe que nous connaissons aujourd’hui etqui fut créé en 1947.

À 0,23 seconde du film, à côté de Jacqueline, on voit en gros plan le visage de Serge Férat, l’artiste russe à qui l’on doit notamment les décors et les costumes des Mamelles de 1917. Il fut non seulement un ami très proche, mais aussi un mécène pour Apollinaire, qu’il aida  notamment pour la deuxième série des Soirées de Paris. C’est lui aussi qui finança le monument funéraire d’Apollinaire, un menhir en granit de Bretagne  « parfaitement exécuté suivant les règles de l’art »  comme l’indique la facture (1) de l’architecte de l’époque. Autre personnalité qui ne manquait jamais les rendez-vous du Père-Lachaise: l’écrivain André Salmon (droite de la photo). Cet infatigable animateur de vie littéraire et artistique fut ami d’Apollinaire autant que de Picasso. Ses «Souvenirs sans fin» parus à partir de 1955  constituent une mine passionnante d’anecdotes sur l’effervescence culturelle de la première moitié du XXe siècle.

Tous les participants à cette cérémonie de 1945 n’apparaissent pas sur le film, et ceux que l’on peut voir n’ont pas encore été tous identifiés. En l’absence de témoins directs, la sagacité des lecteurs de Soirées de Paris autant que leurs connaissances sont sollicitées.

Gérard Goutierre

(1) Apollinaire n° 8, novembre 2010, Ed. Calliopées. Le monument de Serge Férat par Claude Debon

Pour visionner le film:

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2 réponses à Arrêt sur images

  1. Yves Brocard dit :

    Emouvant de voir ces personnages « animés ». La qualité des images compense leur brièveté.
    Ce rituel de recueillement le 9 novembre perdure-t-il de nos jours ?
    Bonne journée.

    • Gerard Goutierre dit :

      Merci à Yves Brocard de ses commentaires.
      La tradition ne s’est jamais interrompue. Cette année encore, le 9 novembre, en fin de matinée, les « Apollinariens » se réuniront devant la tombe du bon Guillaume, au Père-Lachaise.

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