Partition pour deux virtuoses

C’est devenu un classique. “Clôture de l’amour” de Pascal Rambert, une pièce écrite sur mesure pour les comédiens Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, revient pour un petit nombre de représentations au Théâtre de l’Atelier à Paris. Créée en 2011 au Festival d’Avignon dans une mise en scène de l’auteur, ses créateurs continuent de la jouer de temps à autre, remportant un succès jamais démenti. La structure atypique de la pièce, avec ses deux grands monologues d’une heure chacun, fait la part belle au langage et permet aux interprètes de déployer toute la gamme de leur talent. Si la langue est contemporaine, le sujet ne l’est pas. Quoi de plus banal que la fin d’une histoire d’amour? L’art réside alors dans la manière de dire les choses… Alors pour ceux qui auraient loupé le coche ou ne se lasseraient pas d’assister à cette performance d’acteurs, une nouvelle occasion s’offre à eux. “Clôture de l’amour” est un spectacle à voir au moins une fois dans sa vie.

Une grande pièce vide d’une blancheur éblouissante. Des murs et un sol blancs éclairés au plafond par quatre rangées de néons. Un lieu aseptisé, tels un bloc opératoire ou une chambre froide. Audrey (prénom à la fois de l’actrice et du personnage) se tient à l’avant-scène côté cour, de profil, droite comme un “i”, vêtue d’un jean bleu et d’un tee-shirt de la même couleur, ses longs cheveux noirs détachés. Elle tient un sac de voyage en cuir qu’elle finira par poser. Lui, fond de scène côté jardin, se situe à l’exact opposé, dans une diagonale qui donne toute la mesure de la distance qui les sépare. Il est vêtu d’un jean et d’un tee-shirt jaune canari. Il attaque, froidement: “Je voulais te voir pour te dire que ça s’arrête”. La phrase traverse l’espace telle une flèche empoisonnée. Audrey la reçoit sans broncher, stoïque et immobile.

L’homme n’aime plus sa compagne et le lui dit longuement, crument, sans ambages. “Je ne t’aime plus, voilà tout.” Il n’a plus de désir, plus de sentiments pour elle. “Ta poitrine et ton regard n’allument plus rien en moi. C’est fini.” Il ne lui reproche rien, n’a pas reporté son amour sur quelqu’un d’autre. Il assène simplement la fin de leur couple. Ils ne vieilliront pas ensemble, un point c’est tout. Face à lui, Audrey se tait, souffre en silence, se courbe peu à peu sous l’avalanche des coups que sont ces paroles assassines, sanglote sans bruit, se redresse, reprend sa posture de statue… Elle est un bloc de souffrance muet.
L’acteur, très à l’aise, fait littéralement corps avec son texte. De ce flot de paroles, il a l’art de faire surgir des notes d’humour et d’infinies nuances. Une partition maîtrisée à la perfection, il va sans dire. Cette aisance est autant langagière que corporelle, et flirte parfois même avec le cabotinage. Car le comédien à la silhouette souple et élastique ne cesse de se mouvoir, comme pour reprendre son élan verbal, enchaîner sur une nouvelle pensée…

Le texte de Rambert a d’admirables qualités littéraires et aussi quelques faiblesses. Ancré dans notre époque, il est intelligemment rythmé, limpide et d’une cruauté sans nom (“Ce n’est pas un drame de n’être plus aimé”), avec d’amusantes mises en abyme et de belles tournures poétiques (“Je te demande d’envisager le fait de ne plus être aimée par moi”). Néanmoins il peut parfois tomber dans la grandiloquence ou la facilité avec ses expressions rebattues, ses anglicismes ou ses répétitions excessives (“Il faut reparamétrer notre relation” dit jusqu’à plus soif, semble-t-il). Dans une progression crescendo, les deux monologues gagnent cependant chacun en lyrisme et en puissance.

Lors d’un intermède où des enfants chantent “Happe” d’Alain Bashung, les deux comédiens, dans un lent mouvement circulaire, changent de places. “Tu as fini ?” lance alors Audrey. “Je vais répondre maintenant.” La femme abandonnée reprend alors point par point le discours de son compagnon, habitée tout à tour par la colère, la haine et la tristesse. Dans ce diptyque au parallélisme parfait, elle réfute les déclarations de son adversaire et le met face au gâchis causé: la fin de leur couple et la destruction de leur famille. Sans jamais tenter de le faire revenir sur sa décision, elle lui rappelle ses serments d’amour et leur bonheur partagé. “Parjure !” lui lance-t-elle. Telle une héroïne tragique, elle est grandiose. Et c’est en reine qu’elle lui lance, méprisante: “Tu n’avais pas la carrure pour notre amour.” Stan va alors ployer moralement et physiquement devant les objections, reparties et saillies d’Audrey. La partition de la comédienne est de toute beauté avec des envolées lyriques qui nous prennent à la gorge. La litanie finale des “Je garde”, tel le “Je me souviens” de Pérec, où elle égrène les souvenirs de leur histoire, suscite un grand moment d’émotion. “J’espère que tu as une vie intérieure.” lâche-t-elle pour finir. Lui, ne dit rien. Elle a le dernier mot.

Dans un long et pesant silence, les deux comédiens enlèvent leurs tee-shirts, revêtent des coiffes d’indiens, et, pour la première fois, se positionnent côte à côte, face au public. Ils sont vidés, nous aussi. Quoi de plus tragique que la fin d’une histoire d’amour ?

Isabelle Fauvel

“Clôture de l’amour” de Pascal Rambert, avec Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, du 26 octobre au 11 novembre 2024 au Théâtre de l’Atelier
Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs
Photos: ©Marc Domage
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Une réponse à Partition pour deux virtuoses

  1. Pannier dit :

    Merci de vos choix ! C’est toujours un plaisir de vous lire, « de vous écouter » ! Que ce soit ici ou à la Fondation Cartier (il y a longtemps..)
    Cdlt
    Philippe Pannier

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