Libération in extenso

Cela fera trente ans ce jour qu’un journal allait abandonner une formule qui faisait pourtant son succès. Le 23 septembre 1994, Libération deuxième et dernier du genre, titrait sur un hominidé de quatre virgule quatre millions d’années, découvert en Afrique et, faisait aussi état sur la colonne de droite de sa couverture, d’un agacement en hausse de Jacques Chirac à l’égard d’un certain Balladur, parti à Matignon signer une seconde cohabitation. Mais dans les cuisines du journal, à chaque étage d’un ancien garage, il y avait en cette veille de week-end (car le 23 était un vendredi), comme une ambiance de lourds préparatifs. Libération se lançait en effet, à dater du lundi à venir, dans une version de journal « total » dite Libération III, et destinée à donner un coup de vieux à la concurrence. Une formule bien plus épaisse, soixante-quatre pages contre quarante précédemment, pour laquelle il avait été conçue une toute nouvelle maquette. Pour tout lire, même rapidement, même en diagonale, même à la chinoise, il fallait compter au moins une heure, voire bien plus pour les maniaques de l’information. Une aventure éditoriale qui ne devait pas durer faute de moyens. Sauf que sur un an ou deux, journalistes et lecteurs avaient aimé s’y laisser prendre.

Évidemment tout cela paraît un peu loin même si les souvenirs s’entrechoquent toujours avec l’actualité. Ainsi, dans les pages politiques, il était déjà question d’un nommé Michel Barnier, ministre de l’Environnement et prônant l’abandon du changement d’heure été/hiver, arlésienne qui ne valait pas plus qu’un court papier dans un quotidien qui comptait par ailleurs jusqu’à trois niveaux de brèves. Un luxe.

Ce journal que l’on appelait encore Libération, in extenso, inaugurait aussi pour l’occasion ses portraits de dernière page en grand format. Et sur ce coup, pour cette formule inaugurale, le choix du sujet avait été bon en la personne du journaliste et auteur Pierre Péan (1938-2019), lequel faisait un tabac en librairie avec sa longue enquête sur François Mitterrand, revenant en détail sur le passé vichyste d’un ex-président encore vivant mais pas pour longtemps. Le livre se vendait à onze mille exemplaires par jour ainsi que le rappelait la journaliste signant le portrait, Pascale Nivelle. Laquelle écrivait dans sa conclusion que ce Péan dur à l’effort, se rêvait parfois en Tintin, « toujours en reportage, sans jamais écrire une ligne ».

Il ne manquait pas de bons journalistes ces années-là. Et singulièrement à Libération où il avait été opéré un recrutement massif de plumes, d’épéistes de l’actualité, afin de remplir toutes les colonnes. Si le coup de tonnerre éditorial avait fait long feu, il n’en restait pas moins en effet, pour ceux qui s’en souviennent, que l’ambition du patron Serge July, s’était traduite par une concentration remarquable de talents venus de divers horizons, du soutier au chef à plumes. À chaque étage, on pouvait croiser des personnalités intelligentes, pas forcément commodes mais originales, appliquées à bien faire, et qui rendaient la fréquentation des open-space superposés en colimaçon, plutôt gratifiante. Pourtant, la moitié allait bientôt être virée, car faute du succès attendu, les finances de la maison passèrent assez rapidement au rouge sang.

Il est encore permis de regretter une victoire ratée à une époque où l’information sur le papier, avait encore une grosse densité, allant de pair avec une indéniable exigence de qualité. Ce n’est pas que ce soit plus le cas en 2024, mais le royaume de l’information s’est tout même beaucoup déporté sur les plateaux de télévision, où l’info et le commentaire sont servis en tirs croisés dans une continuité vertigineuse, et sans l’effet de recul qui permettrait de réfléchir. Pourtant le papier fait davantage fonctionner le cerveau, c’est vrai pour les livres, c’est vrai aussi pour les journaux. Dans l’écriture un peu surveillée en outre, ce qui était toujours le cas au fil des colonnes de cette nouvelle formule de 1994, on ne voyait ni des « du coup » ni des tombées de « tous et toutes », formules de maniaco-dépressifs rendant ceux qui les prononcent à tout bout de champ, un peu inquiétants à la longue. Un secrétariat de rédaction veillait d’ailleurs au grain, qui traquant les adverbes superfétatoires, qui pointant les abus de langage ou les phrases trop longues.

Sur cette toute nouvelle « Une » du 26 septembre 1994, durement accouchée et sans péridurale par une imprimerie mal préparée, on y voyait un Airbus au-dessus d’Orly, ayant donné « l’impression de tomber comme un fer à repasser » avant que le pilote ne remette « subitement les gaz ».

Et c’est exactement ce qu’il advint de ce beau journal refait à neuf. Le fuselage perdait progressivement de l’altitude, l’alerte terrain bruissait son funeste chuchotis dans les hauts-parleurs, et la commande des gaz ne répondait plus. Pourtant il nous est dit dans l’oreillette qu’il en existe toujours un, avec le même logo sur l’empennage. Dont le titre n’est plus prononcé qu’avec deux syllabes, au péril du raccourci.

PHB

Dessin: ©Ronan-Jim Sévellec
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Une réponse à Libération in extenso

  1. NADALUTTI dit :

    Toujours très intéressant lire vos pages à tous au fur et à mesure des jours.

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