Pour Aragon, l’amour frôlait le « délit », l’erreur constituait un « royaume noir », et le surréalisme était un « vice ». De telles affirmations n’invitent pas au bâillement, au contraire, elles suscitent même un levé d’au moins une paupière et l’on se dit tiens, voilà qui est intéressant, enfin non conforme. Alors que le Centre Pompidou vient d’ouvrir une exposition sur les cent ans du surréalisme, il est intéressant d’ouvrir « Le paysan de Paris », livre de Louis Aragon (1897-1982), rédigé à partir de 1923 et publié en 1926. Le texte enjambait chronologiquement l’apparition officielle du surréalisme, sous la forme d’un manifeste publié par l’ami du premier, André Breton (1896-1966). « Le paysan de Paris » est un titre trompeur, mais son contenu est la plupart du temps de haute volée. On sent que le jeune homme de l’époque qu’était Aragon, bouillonne de génie intérieur et il n’est pas une page qui ne contienne quelque chose d’aiguisé à s’en couper les doigts. Il y présente le surréalisme sans crier gare, comme un vice donc, né à partir d’un mot formé en son temps par Guillaume Apollinaire.
Terme pour lequel un groupe de garçons fraîchement adultes, allaient assigner une mission, littéraire et artistique, qui durera jusqu’à son achèvement officiel, en 1969. Disons tout de suite que le principe actif du surréalisme ne s’est toujours pas arrêté, pas plus qu’il n’a débuté en 1924, ce chiffre n’étant que l’année de l’attribution d’une dénomination. Quand on pense en effet aux toiles exécutées par Jérôme Bosch au 15e siècle et qu’on les rapproche au hasard du « Grand masturbateur », toile réalisée au 20e siècle par Salvador Dali (exposée pour l’occasion à Pompidou en tant que symbole du genre), l’on peut se dire que les racines du mouvement sont profondes. L’idée générale théorisée par Breton, étant de laisser parler le subconscient en branchant virtuellement un micro sur le cerveau afin d’avoir une vue exceptionnelle sur soi-même.
On ne sait quel ressort interne a été précisément activé pour la rédaction du « Paysan de Paris », mais il est clair qu’Aragon n’a pas bridé son génie avec un dosage savant air-carburant, comme il sied aux bons carburateurs double-corps. Son intervention sur l’erreur et la vérité est brillante, s’amusant à aller d’un mot à l’autre jusqu’à la confusion des deux. Enfin il parle essentiellement des siennes, de ses erreurs, sachant « qu’elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler, qu’elles ». Et surtout poursuit-il, « à toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires ». À vingt-six ans seulement, Aragon avait la plume inspirée, trempée d’encre subconsciente.
Curieux livre qui est aussi une excursion dans deux endroits de Paris, le Passage de l’Opéra (ci-contre) qui n’existe plus, et le parc des Buttes-Chaumont en forme de « bonnet de nuit » (quelle image parfaite!). Dans ce fameux passage de l’Opéra, il avait détecté l’image d’un python blond. Et poursuivant sur cette couleur, après avoir quelque peu rêvé sur les coiffeurs du passage, il a cette réflexion: « J’ai souvent cru voir du champagne sur le sol des forêts ». Voilà à nouveau de quoi encourager le lecteur à suivre ce jeune Parisien, dans le passage. Avec arrêt obligatoire au bar Certa, là où l’on enterra le dadaïsme pour mieux adopter le surréalisme, entre deux cocktails « kiss me quick » à deux francs et cinquante centimes. C’est sorti de ce lieu qu’il parle d’un nouveau « vice » venant de naître, un « vertige de plus donné à l’homme ». Soit le surréalisme, « fils de la frénésie et de l’ombre », là où « commencent les royaumes de l’instantané ».
Aragon fait aussi l’éloge du patron du Certa, celui qui sait faire preuve de tact lors des petites tensions toujours inévitables dans les bistrots, sachant dénouer les problèmes avec un sens psychologique étudié jusqu’au master, dans l’amphithéâtre invisible de l’expérience. Louis Aragon estimait en outre dans son livre que le taulier méritait « un meilleur sort » que celui réservé par « une municipalité inconsciente » songeant davantage à agrandir les rues qu’à « encourager une urbanité si rare » et les « dons de courtoisie ».
Quant à son chapitre sur les Buttes-Chaumont, il tient souvent du genre relevé topographique, effectué avec une minutie étonnante, expliquant dans le détail le nom des rues, la situation de leurs croisements et de leurs débouchés. Piqué par le virus du guide pratique, encadré dans sa déambulation nocturne par ses amis André Breton et Marcel Noll, Aragon livre même les adresses des commissariats de police ou des bureaux postaux.
Il était en fait à la recherche de nouvelles extensions littéraires et ne les trouvant pas toujours, il en créait. Sa liberté à venir ne voulait s’encombrer d’aucune chaîne y compris celle du surréalisme. Le tout en dépit du charme vénéneux de l’erreur et de ses territoires obscurs, où les rares objets qui brillent indiquent souvent de drôles de trucs.
PHB
Malgré ses qualités propres, ce que l’on aappelé le mouvement surréaliste n’a vraiment rien découvert ni « inventé » de surréaliste. Il n’a fait que mettre l’accent et porter sa lumière sur ce qui lui préexistait depuis la nuit des temps !
Grand merci. Sans doute connaissez-vous Une vague de rêves, court texte de 1924, paru quelques mois avant le 1er Manifeste de Breton, totalement oublié ou mis à l’ombre et redécouvert récemment. Dans une langue éblouissante et non doctorale ou doctrinaire, il brasse le merveilleux du rêve et sa conscience oscille entre la voie surréaliste et la piste romanesque qui se profile. Certes, l’humus « surréaliste » couve nos rêves dans les forêts grouillantes de l’inconscient depuis un sacré bail; sans doute n’éclosent-ils pas pour les mêmes raisons et peu importe.