Polars très mexicains

L’âge d’or du cinéma mexicain des années 1940 et 1950, alors universellement célébré puis tout simplement oublié, est demeuré culte pour la génération actuelle des cinéastes mexicains comme Inarritu, Cuaron, ou Guillermo del Toro. Une société française de distribution pointue, Les Films du Camélia, s’est donnée pour vocation récente de les faire redécouvrir. L’an dernier, la société a frappé un grand coup en annonçant dans les salles la sortie de « Polars mexicains – Cinq chefs-d’œuvre inédits en France », repris cette année par certaines chaînes du petit écran (dont Canal Plus et Ciné Classic (SFR)). À l’époque, on traitait ces films de mélodrames, probablement parce que mexicains, un peu comme alors les films de Douglas Sirk furent injustement qualifiés de « mélos » à leur sortie aux États-Unis. Mais que dire aujourd’hui de ces films, notamment des deux signés par Julio Bracho, qui se détachent du lot ? Si ce sont des « mélos », ce serait alors dans le meilleur sens du terme: une façon de plonger dans l’intrigue et les péripéties de manière directe, sans préambule, sans psychologie, avec des personnages aux destins extrêmes et aux réactions flamboyantes.

Est-il vraisemblable, par exemple, que les deux protagonistes du film nommé « Une aube différente » (« Distinto amanecer »1943) se retrouvent un soir, par hasard, côte à côte, dans une salle de cinéma de Mexico ? Nous n’avons eu droit, jusque-là, qu’à une succession de plans mystérieux: statue noire d’un immense cheval ailé cabré sur le ciel, nuages moutonneux coiffant de hauts bâtiments, lettres « Servicio Postal » se détachant sur l’un d’eux. Puis rotatives tournant à plein régime, et gros plan sur la une d’un journal: « Armando Ruelas asesinado en el Correo » (Armando Ruelas assassiné à la Poste).

La nuit tombe, les néons s’allument sur « Palacio de Hierro » ou « Coca-Cola ». Dans un large autobus à moitié vide, échange de regards entre un homme avec chapeau et moustache lisant le titre à la une du journal et un autre de mauvaise allure avec chapeau et lunettes noires. Le premier descend brusquement, suivi par l’autre, et se glisse dans un cinéma. Mais son poursuivant s’engouffrant derrière lui, il finit par se réfugier dans les toilettes dames. Une femme est là, ils se regardent et s’écrient:
Julieta!
Octavio!
Ils s’étreignent, il s’explique:
Ça fait trois jours que j’essaie d’échapper à un espion engagé par le gouverneur Vidal, celui qui a fait tuer Ruelas!
Ils s’enfuient par l’issue de secours.
La grande explication se poursuit dans un taxi.
Tu n’es pas heureuse? lui demande Octavio.
Non, répond Julieta. Il y a huit ans, parler de ce que nous ferions dans la vie me rendait heureuse.

Si la rencontre miraculeuse, huit ans après, dans un cinéma de Mexico, peut tenir du mélodrame (même si la vie peut nous réserver d’étranges coïncidences), la richesse de la situation nous est distillée peu à peu. Octavio est un syndicaliste important qui depuis l’assassinat de son chef doit parvenir à récupérer à la poste des documents cruciaux. L’amitié de Julieta et Octavio date de l’époque de l’université, où ils formaient un trio d’étudiants avec Ignacio, le littéraire. Julieta a épousé Ignacio, aujourd’hui écrivain raté, et tout se mêle dans ces retrouvailles: l’intrigue purement hitchcockienne (Octavio va-t-il échapper à ses poursuivants ?), le bilan de leur vie, les accomplissements, les regrets, les amours (Julieta pourrait-elle quitter son mari infidèle et suivre son amour de jeunesse ?)
Sans oublier la poésie du noir et blanc signé Julio Bracho et son chef op comme on a l’impression de n’en n’avoir jamais vu, sculptant la ville et les visages comme des statues (magnifique Andrea Palma en Julieta). Et quand il nous entraîne dans un fameux cabaret de l’époque où se perpétue la musique typique, âme du peuple, la révélation d’un univers jamais vu est complète.

Venu du théâtre, Julio Bracho devait tourner une quarantaine de films entre 1941 et sa disparition en 1978, dont « Crépuscule » (« Crepusculo »), sorti deux ans après « Une aube différente ». L’occasion de repérer s’il s’agit bien d’un auteur habité par des thèmes récurrents. À commencer par ce noir et blanc unique, sculptant visages et décors dès le premier instant, que l’on soit chez l’éminent chirurgien Alejandro Mangino, puis à l’hôpital où il refuse d’opérer, puis à l’université où il présente à ses étudiants son dernier livre « Crépuscule », récit de son propre crépuscule. On se croirait en pleine nuit, jusqu’à ce que le chirurgien se rende sur la tombe de son meilleur ami Ricardo, mort depuis un mois. Visage dressé sur le ciel d’Alejandro face à la croix, et flashback sur l’histoire de ces deux hommes amoureux de la même femme Lucia. Comme Julieta épousant Ignacio, Lucia a épousé Ricardo, le meilleur ami de son mari.

On pourrait difficilement trouver autant de similitudes d’un film à l’autre… et pourtant deux films à l’univers aussi différent.

Lise Bloch-Morhange

 

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Une réponse à Polars très mexicains

  1. c germain dit :

    Alors,nous sommes ,cette rentrée ,non seulement en pleine rétro manie mexicaine qui a un air de mélo comme on les aime mais aussi interpelé par la sortie, heureusement primée à cannes, de »Emilia Perez » remarquable par le sujet et la réalisation distrayante pour ne pas tomber dans le tragique.

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