Il faut bien que l’énergie de la révolte passe quelque part. Peu après le mois d’août 2020 qui vit toute une partie de la ville de Beyrouth soufflée par une gigantesque explosion, des artistes ont réagi. Au cœur de la cité, au milieu de la rue Pasteur, a ainsi été édifiée une statue bien connue des habitants: « The Beirut bride. » Sur une plaque en fer, juste à côté, figure l’explication de Hani, son créateur. La statue, créée à partir de gravats, bien visibles sur la traîne de la mariée, est là pour rappeler qu’un jour, un entrepôt de nitrate d’ammonium a non seulement détruit sur un très large périmètre les habitations, tordu les plus solides ferrailles, mais aussi ôté la vie à plus de deux cents personnes et occasionné des milliers de blessés. De loin, « The Beirut bride » ressemble à une de ces effigies de village français symbolisant la république en marche, de près on comprend mieux qu’elle symbolise une catastrophe dans une république en déroute totale.
Sur la place des Martyrs ou place des Canons, on voit aussi quelques éléments artistiques dont un cœur grillagé, là aussi empli de débris. Mais, au-delà de la déflagration, c’est toute la ville et même tout le pays que des politiques malpropres accablent en privant les habitants d’électricité, de transports en commun, de services publics, de retraite, sans compter une monnaie qui ne vaut plus rien. Un cauchemar à plusieurs épisodes qu’explique très bien un documentaire actuellement diffusé sur la chaîne Arte. Lequel remonte le fil du temps depuis les années dorées, la guerre civile qui s’ensuivit et prit fin en 1990, jusqu’à la fameuse explosion d’il y a quatre ans en plein été. Un film bien renseigné qui explique surtout le fric-frac incroyable dont les Libanais moyens ont été les premières victimes. Comment une banque centrale a attiré dans ses rets, moyennant des taux de rendement invraisemblables, l’argent des déposants, grâce à l’aveuglement et la complaisance combinée de leur agence bancaire. Le pillage en règle des Libanais qui ne faisaient pas partie des « élites » (celles qui s’étaient servies avant la fermeture brutale des guichets), a donc accablé la population avant le coup de grâce de l’explosion du port.
À se demander comment malgré tout, malgré l’absence de trottoirs en maints endroits, Beyrouth conserve un charme tel qu’il y fait bon flâner, parmi de beaux restes architecturaux. Une maison encore intacte ou tout juste retapée, affichant « rebirth Beirut » en plein centre-ville, démontre avec quelle énergie, cette population donne l’impression de ne jamais baisser les bras. Ceux qui sont partis ailleurs envoient de l’argent, des dollars de préférence, et ceux qui sont restés travaillent, posent des panneaux solaires, réparent, reconstruisent. Le documentaire d’Arte montre bien les différences, les contrastes béants entre une ménagère qui trouve péniblement de quoi s’acheter une bouteille d’huile et ceux qui étalent une richesse insolente.
En centre ville, en cette fin juin, on pouvait croiser un Libanais pauvre avec dans les mains de quoi cirer des chaussures dans une ville où non seulement les piétons sont rares mais où ceux que l’on croise marchent le plus souvent en baskets comme partout dans le monde. Lui aussi, cet homme qui pourtant avait le sourire, symbolise tout comme « The Beirut bride », un pays privé de respirateur. Ou encore ce chauffeur de taxi affable qui explique à son passager que dans la journée il est soldat à l’armée, à s’occuper d’éléments explosifs. Le Parisien, face à tout cela, en vient vite à se demander de quoi ses compatriotes se plaignent et pourquoi ils sont trop souvent de mauvaise humeur alors qu’ici il est fréquent d’être traité en ami par quelqu’un qui ne vous connaissait pas encore une minute auparavant.
Joviaux, cordiaux, les Libanais n’oublient pas pour autant ce qu’on leur a fait. Comment un État failli les a à ce point abandonnés à leurs générateurs, ces machines à combustion polluante compensant l’incapacité du gouvernement à fournir de l’électricité. D’ailleurs sur le port, à côté du point névralgique où le nitrate a soufflé un jour de toute sa puissance destructrice, quelqu’un a édifié un marteau géant. Que l’on aperçoit d’ailleurs dans le documentaire sur Arte (« Le casse du siècle »), disponible en replay jusqu’en janvier 2025. C’est le maillet de la justice, sur lequel il est justement inscrit “Act for Justice”. Il s’agit là d’une réclamation légitime toutefois marquée du sceau de la fatalité. Personne ici ne semble en effet se faire d’illusion sur une échéance où les coupables demanderaient pardon pour les deux derniers cataclysmes (faillite et explosion) avec un chèque de dédommagement. On ne verra rien venir, tout comme la mer, invisible les jours (nombreux) de pollution.
PHB
Photos: ©PHB
Gardons bien « Hani » en mémoire, il pourrait bien œuvrer dans d’autres pays