D’elle il avait gardé pas mal de choses, de ces images parcellaires que l’on garde de quelqu’un disparu alors que l’on aurait pu s’attendre à se souvenir de tout. La mort fait toujours le tri dans le diaporama du survivant avec des critères qui nous échappent. Parfois les images se transforment par ailleurs en jolies formules et en l’occurrence émouvantes. Concernant le visage de son épouse, l’auteur évoque « une chevelure extraordinaire, droite et bouclée à la fois, comme un chaume raphaélique qui défiait la pesanteur ». Il faut dire qu’au bout de toutes ces années d’écriture, Philippe Garnier peut se targuer d’avoir un peu d’expérience dans l’assemblage des mots, notamment pour ce livre venant de sortir aux éditions de l’Olivier, et qui raconte les neuf derniers mois de sa femme Elizabeth. Drôle de sujet. Il ne l’a pas écrit, explique-t-il à la fin, pour la faire revivre ou se faire pardonner quelque chose, mais « plutôt comme un tribut » à celle dont il a toujours « cru tout savoir » et qui pourtant l’a « surpris jusqu’au bout ».
Captivant ouvrage dont on connaît la teneur dès l’achat puisqu’elle figure en quatrième de couverture comme un avertissement. Mince recueil de souvenirs qui happe le lecteur dès l’entrée parce que l’on sait justement à quoi s’attendre comme à l’entrée d’un train-fantôme. Cependant l’écriture est tellement subtile, tellement délicate, que l’on se surprend incidemment à rater le moment-clé, le moment où Elizabeth expire dans le lit de la maison où ils se sont réfugiés, afin de consommer la maladie jusqu’au bout. Car elle a été diagnostiquée d’un cancer de l’estomac et a décidé de ne pas suivre de traitement et de limiter les doses de morphine.
« Neuf mois » ne raconte pas que les neuf mois. Philippe Garnier se souvient des années soixante-dix, c’est-à-dire l’époque où il l’a connue, l’époque où il n’avait pas toujours les cheveux longs pour cause de séjour en caserne, l’époque où il n’était encore pas connu comme critique musical et littéraire, pour Libération ou Rock&Folk, ces années où ils vivaient de fruits et d’artichauts récupérés parmi les invendus des supermarchés. Tout au long de sa carrière, son atout fut d’écrire depuis les États-Unis, ce qui donnait à ses articles un caractère d’exclusivité, y compris quelques bonnes photos, en plus d’une belle écriture chromée et stylée, comme une Chevrolet des bons millésimes. C’est lui qui avec son flair, avait introduit l’américain Bukowski en France avec une traduction quasi-légendaire, aux éditions Speed 17, des « Mémoires d’un vieux dégueulasse ».
C’est encore lui que l’on redécouvre aujourd’hui dans cette narration inédite, intime, d’une femme qu’il a accompagnée autant qu’il a pu, lui prodiguant des soins sur les dernières semaines, composant les coups de téléphone qu’elle lui demandait de passer à sa place. Il raconte qu’après avoir travaillé dans la publicité, elle s’était mise elle aussi à l’écriture (articles et romans) notamment autour des sujets de jardinages mais en mode underground, avec la défense de l’environnement en guise de sous-jacent. Cette Elizabeth qui semble-t-il ne renonçait à rien quand bien même la maladie l’aurait conduite à se laisser aller. Selon son compagnon, elle avait choisi le mépris pour les métastases, bien décidée à en découdre.
Ce qui fait qu’un jour elle avait écrit cette lettre déconcertante à un éditeur qui se terminait ainsi: « By the way, I must add that I’m dying. I hope that won’t affect your decision. » (Au fait je dois ajouter que je suis en train de mourir. J’espère que cela n’affectera pas votre décision). Terrible courrier qui cueille le lecteur à froid tout comme il a dû saisir la destinataire, Charlotte Sheedy.
Philippe Garnier a raison de parler de « tribut » en justificatif de cet ouvrage, car attentif jusqu’à la mort, plein d’égards, il n’est en rien misérabiliste, sans pour autant déifier celle qui fut sa compagne. Un jour, après la date fatale, il a senti une présence à côté de lui dans le lit, au point qu’il n’a pas « osé tourner la tête ». Mais depuis il croit aux fantômes, surtout celui nimbé d’une chevelure « droite et bouclée à la fois, comme un chaume raphaélique ». Toute une vie ensemble en neuf mois et 117 pages.
PHB
Dans le même genre, il y a L’éclipse de Serge Rezvani