Au plus près de Pirandello

Après avoir créé avec Serge Bagdassarian le spectacle musical “Mais quelle Comédie !”, repris actuellement Salle Richelieu, Marina Hands s’attaque à Luigi Pirandello (1867-1936) pour sa première mise en scène en solo, un auteur qui lui est particulièrement cher. Elle avait déjà dirigé deux de ses pièces pour des Théâtres à la table, “Six personnages en quête d’auteur”, en 2021, et “Les Géants de la montagne” (1), en 2023. Aujourd’hui elle présente au Vieux-Colombier une nouvelle adaptation de “Six personnages en quête d’auteur”, conçue spécialement pour la Troupe, cosignée avec Fabrice Melquiot. Théâtre dans le théâtre, la pièce, qui fit scandale lors de sa création romaine au Theatro Valle le 9 mai 1921, interroge le sens de la réalité et de sa représentation, les fondements de l’art théâtral, et sa nécessité d’être. Une réflexion en tout point passionnante et brillamment mise en scène.

Fille de la comédienne et sociétaire honoraire Ludmila Mikaël et du metteur en scène britannique Terry Hands (1941-2020), Marina Hands est une enfant de la balle. Son prénom même est celui d’un personnage de Shakespeare, la jeune Marina de “Périclès, prince de Tyr” que sa mère interpréta à la Comédie-Française sous la direction de Terry Hands. “J’ai observé depuis mon plus jeune âge, à distance, les affres de la création, la passion qu’elle suscitait et l’obsession, la valeur presque incompréhensible qu’elle prenait dans mon environnement. Les besoins du petit enfant que j’étais semblaient toujours moins importants que la conception du spectacle à venir. J’ai vécu au rythme des succès et des échecs, une répétition qui se passe mal, une mauvaise critique, un théâtre qui ferme…” confie la 542e sociétaire de la Comédie-Française. Maître du théâtre dans le théâtre, fasciné par les questions d’identité, de perception et de représentation, Pirandello ne pouvait que rejoindre la comédienne dans ses questionnements sur cet art de l’incarnation. “Six personnages en quête d’auteur”, sa pièce emblématique, marque l’apogée de cette réflexion philosophique.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas la pièce, de quoi s’agit-il ? Une troupe répète une pièce de Pirandello. Le metteur en scène et les comédiens se montrent peu motivés et la répétition avance avec difficulté. Surgissent alors six personnages -un père, une mère et leurs enfants- réclamant un auteur pour raconter leur histoire. Ils portent en eux un drame qu’ils souhaiteraient voir écrit. “Nous voulons vivre”, explique le personnage du Père. “Le manuscrit est en nous.” Devant ces êtres de fiction souffrant de ne pas être représentés, les comédiens en mal d’inspiration acceptent de prendre en charge cette histoire qui s’offre à eux. Mais les personnages, insatisfaits de l’incarnation qui en est faite, décident, pour plus de crédibilité, d’interpréter eux-mêmes leurs scènes. Les convictions et revendications des uns et des autres s’opposent, les artistes prônant l’art de l’illusion tandis que les personnages réclament leur vérité. “Je voudrais une scène où on se dit les quatre vérités” réclame la Belle-Fille. “C’est un théâtre ici. Toute vérité n’est pas bonne à dire” assène le Metteur en scène. “Montrer ça sur scène n’a aucun intérêt” plaide-t-il encore. “Ce ne sont pas nous” s’insurge le Père, désignant les comédiens jouant une scène. “On crée l’illusion d’une réalité” lui explique l’Actrice. “Votre illusion est notre unique réalité” lui rétorque-il… Dans une vertigineuse mise en abyme, les limites entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, la vie et le jeu se brouillent sans cesse, pour toucher à l’essence même de l’art théâtral. Le théâtre serait-il un endroit de vie plus vivant que la vie même ? Des créatures imaginaires seraient-elles plus authentiques que des êtres de chair ? Quel est le pouvoir de la fiction ?

Pour que l’immersion dans la salle de répétition soit totale, Marina Hands a imaginé un dispositif bifrontal. La salle et les gradins sont éclairés pareillement à la scène, invitant les spectateurs au cœur du processus théâtral, dans un espace commun élargi et une même temporalité. Les comédiens arrivent de la salle, se déplacent dans les allées, s’asseyent parmi les spectateurs, s’adressent à eux… La proximité est complète. Seul le petit plateau central est éclairé lors des moments de “jeu théâtral”, les lumières s’estompant uniformément autour.

La Troupe imaginée par Pirandello est ici celle de la Comédie-Française. Dans un jeu confondant de naturel, Guillaume Gallienne (le Metteur en scène), Coraly Zahonero (l’Assistante), Nicolas Chupin (l’Acteur) et Claire de La Rüe du Can (l’Actrice) interprètent leurs propres rôles, écrits par le dramaturge sicilien et mis en scène. Dans un tourbillon d’émotions, leurs partenaires, tout aussi excellents, portent cette famille fictionnelle aux relations conflictuelles et en mal de visibilité.

Cette version de “Six personnages en quête d’auteur” nous démontre avec brio que le théâtre de Pirandello est autant un théâtre de réflexion que d’émotion. Du grand art !

Isabelle Fauvel

“Six personnages en quête d’auteur” de Pirandello, nouvelle traduction de Fabrice Melquiot, adaptation de Fabrice Melquiot et Marina Hands, mise en scène de Marina Hands, avec Thierry Hancisse (le Père), Coraly Zahonero (l’Assistante), Clotilde de Bayser (la Mère), Guillaume Gallienne (le Metteur en scène), Adeline d’Hermy (la Belle-Fille), Claire de La Rüe du Can (l’Actrice), Nicolas Chupin (l’Acteur), Adrien Simion (le Fils) et Siméon Ruf (l’Adolescent), Margot Desforges, Manon Dujardin et Cléophée Petiot en alternance (la Petite Fille), jusqu’au 7 juillet au Théâtre du Vieux-Colombier 21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris
Le texte est édité aux éditions de L’Arche.
(1) Les Géants de la montagne au Théâtre à la table
Photos: Six personnages en quête d’auteur, Marina Hands ®Christophe Raynaud de Lage. Coll.CF

 

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