Deux événements bien différents occupent le milieu de la musique classique ces derniers temps. Le premier a fait l’effet d’une bombe, tellement il est inhabituel de voir un tel article dans Le Canard Enchaîné. Dans son édition du 22 mai dernier, l’hebdomadaire satirique dénonce l’acharnement sexuel contre certaines musiciennes et musiciens de l’un des chefs d’orchestre français les plus connus et appréciés dans le monde nommé François-Xavier Roth, surnommé « FX » (52 ans). Il ne s’agit pas seulement d’un article, mais d’une véritable enquête à charge, qui s’ouvre par les multiples titres de l’homme incriminé: il a fondé l’orchestre des Siècles en 2003, pour jouer tous les répertoires et adapter ses formations au programme choisi (instruments anciens pour le baroque, modernes pour le reste). Artiste associé à la Philharmonie de Paris, il a remporté une Victoire de la musique en 2018 et repris l’Atelier lyrique de Tourcoing (quatre siècles de musique) la même année, tout en cumulant d’autres honneurs auprès du fameux London Symphony Orchestra (LSO) ou à la tête de l’orchestre de l’Opéra de Cologne.
Du jour au lendemain, et ce n’est pas vieux, le maestro s’est retiré de toutes ses fonctions, et les institutions l’ont promptement désavoué. Non seulement le Théâtre des Champs Elysées, où les Siècles sont en résidence, l’a illico remplacé par un confrère lors du concert du lendemain, mais déclaré qu’il sera « remplacé la saison prochaine ».
Certes Le Canard a enquêté et trouvé « sept témoignages de femmes et d’hommes » destinataires de messages (très) déplacés, dont il révèle un seul nom. Certes la liste s’allonge de maestros emportés ou mis en cause par le flot « MeToo », à commencer par la mise à pied, en 2018, de James Levine, chef adoré du Met pendant quarante ans. Daniel Barenboïm himself fut accusé de harcèlement moral en 2019. La virulence de l’enquête du Canard, l’immédiate mise à pied du maestro (pour des faits évidemment connus du milieu depuis longtemps), montrent que non seulement les temps ont changé, mais lèvent le voile sur un des métiers les plus mystérieux qui soit. Toscanini ou Karajan étaient connus pour être caractériels et piquer de terribles colères, mais comment impose-t-on sa direction ou sa vision à un ensemble de soixante à cent-vingt musiciens ? Comment leur donne-t-on envie de vous respecter et de vous suivre ? Est-ce toujours une épreuve de force ? On parle de « chef charismatique », mais Barenboïm l’a reconnu: « Je ne suis pas un doux agneau ».
D’ailleurs, comment et pourquoi devient-on maestro ou maestra, puisque les femmes tentent enfin de faire reconnaître leur légitimité à tenir le bâton ? Par goût du pouvoir, et de se tenir sous les projecteurs, acclamé par les foules, comme l’a admis Leonard Bernstein, préférant diriger plutôt que de se retrouver seul devant sa partition? Mais lorsque l’illustre maestro anglais Simon Rattle, si beau avec sa crinière léonine blanche, a fait ses adieux en 1918 à l’illustre Philharmonique de Berlin, les musiciens disaient avec regret et admiration: « Il n’a tout simplement pas le même cerveau que nous ! »
Parmi les femmes qui tiennent maintenant la baguette, il en est une qui ne sera jamais accusée de harcèlement, la merveilleuse soprano canadienne Barbara Hannigan. Lors de sa résidence à Radio France, de 2020 à 2022, il suffisait de voir le sourire des musiciens du Philharmonique lorsqu’elle leur faisait face, tantôt chantant, tantôt levant la baguette, tantôt élevant dans l’air ses longs bras… Cela se voyait, cela se sentait, et parcourait aussi bien la scène que la salle. Rien que la voir est un spectacle: qui pourrait croire qu’elle a cinquante-trois-ans, cette mince jeune femme à la longue chevelure auburn bouclée, cette interprète aux mille expressions? Et comment rendre compte de ses talents si multiples? Elle a été sur scène une des plus grandes interprètes de la «Lulu» d’Alban Berg comme la créatrice de quelque quatre-vingts œuvres de compositeurs modernes, dont « Written on Skin » de George Benjamin, donné en première mondiale au festival d’Aix-en-Provence en 2012.
Elle s’est produite avec les plus grands chefs, a dirigé les plus grands orchestres, cette frêle jeune femme à la longue chevelure. Elle est demandée partout. Elle est un mystère à elle toute seule. Elle dit « I am a creative animal ». Même si vous ne connaissez pas ou n’aimez pas Messiaen, il faut écouter son dernier CD consacré à certains de ses chants. Car on n’a jamais entendu une voix comme la sienne.
Lise Bloch-Morhange
CD Messiaen, « Chants de terre et de ciel », « Poèmes pour Mi », « La mort du nombre », Barbara Hannigan, soprano, Bertrand Chamayou piano. Alpha Classics
Mezzo Live, Barbara Hannigan dirige l’Orchestre de Chambre de Lausanne,
dix horaires de diffusion du 4 au 25 juin 2024,Barbara Hannigan, Orchestre de Chambre de Lausanne – Roussel, Britten, Ravel, Haydn | mezzo.tv
Illustration ouverture: ©PHB
Merci beaucoup de nous faire découvrir cette maestra Barbara HANNIGAN. Certainement, un moment de pur bonheur en perspective.
Petite précision à propos de FXR. Il n’a pas été désavoué par toutes les institutions puisqu’il reste le directeur de l’Atelier Lyrique de Tourcoing pour la saison 24/25.
Voici ce qu’on trouve sur le site de Radio Classique à la date du 28 mai dernier:
« Pour l’instant à Tourcoing, la municipalité et le conseil d’administration de l’Atelier Lyrique dont François-Xavier Roth est le directeur artistique, n’ont pris aucune décision, estimant, dans un entretien avec La Voix du Nord, que « La présomption d’innocence prévaut et à ce stade nous n’avons pas de commentaires à faire sur cette affaire ». Les choses vont sûrement évoluer, et le fait que la saison 2024-2025 de l’Atelier lyrique soit maintenue ne signifie pas que le maestro demeurera à la tête de son orchestre des Siècles en résidence à Tourcoing.
Je me garderai bien d’un jugement quelconque, la juriste que je suis croit en la présomption d’innocence. C’est bien qu’un journaliste investigue mais c’est encore mieux que le juge juge.
J’aime beaucoup Barbara Hannigan.