Du papier et une contrebasse pour raconter Camille Claudel

“Du rêve que fut ma vie”, tel est le titre du spectacle conçu par la compagnie Les Anges au Plafond sur la sculptrice Camille Claudel (1864-1943). “Du rêve que fut ma vie”, la première partie s’entend, la seconde ayant été, comme chacun sait, celui d’une recluse dans un asile d’aliénés, cachée et oubliée de tous. Camille Claudel, c’est un talent fou et trente années de création passionnée suivies de trente autres en réclusion forcée, sans plus sculpter. Une femme empêchée dans sa vie et dans son art. Mais il serait réducteur de la présenter à l’aune de ce destin tragique. Pour raconter cette créatrice de génie, Les Anges au Plafond sont partis de la correspondance de l’artiste et ont utilisé leur matériau de prédilection, le papier. Sous les mains expertes d’une comédienne-marionnettiste, la feuille se transforme, comme jadis la glaise sous celles de Camille Claudel…

La compagnie Les Anges au Plafond, déjà évoquée dans Les Soirées de Paris (1), est née de la rencontre de deux comédiens-marionnettistes: Camille Trouvé, ici au jeu et à la manipulation, et Brice Berthoud, metteur en scène et scénographe du spectacle. Dès ses débuts, la compagnie a fait du papier son matériau de prédilection, et des trajectoires de vie, ses sujets favoris. Des mythes fondateurs d’Antigone et Œdipe à des figures plus contemporaines, telles celles de Romain Gary ou de Camille Claudel, l’intime, inscrit dans une époque, y côtoie le politique.

Ainsi Camille Claudel, en un temps où le mot “sculpteur” ne se conjugue pas encore au féminin. Artiste-femme dans un monde d’hommes, il lui faut se battre pour exercer son art et le faire connaître. Dans une société patriarcale où l’infériorité des femmes est inscrite dans la loi, Rodin ne peut que lui inspirer ses sculptures ou, pire, les réaliser à sa place. L’Académie interdit d’ailleurs aux femmes de faire poser des modèles nus. À travers le portrait de la sculptrice maudite, c’est toute une mentalité archaïque, et pourtant pas si lointaine, qui nous est remémorée. Ajoutons qu’avant d’être mise en lumière par Anne Delbée dans son livre “Une Femme” (1982), puis par Isabelle Adjani à l’écran, Camille restait, pour les rares qui avaient entendu parler d’elle, la sœur de Paul et l’élève de Rodin, étouffée entre deux génies masculins. Mais revenons au spectacle.

“Du rêve que fut ma vie” retrace la vie de la créatrice de “La Valse” à travers ses échanges épistolaires, de son arrivée à Paris en 1880 à son internement en 1913. La matière littéraire, avec sa feuille blanche comme support d’écriture, est particulièrement bien trouvée pour qui aime, comme Les Anges au Plafond, plier, déplier, déchirer, froisser, malaxer, trouer le papier ou s’y lover. Peu de courrier destiné à l’artiste ayant été retrouvé, il s’agit principalement de lettres émanant de Camille. Tenue au secret durant trois décennies, ce sont des lettres non expédiées ou non parvenues qu’il nous est parfois donné d’entendre, tel ce dernier pli si émouvant du galeriste Eugène Blot, rappelant à Camille le beau succès de son exposition personnelle de 1905.

C’est une femme éprise de liberté et vouée entièrement à son art qui se dessine à travers ses missives. “Les Causeuses”, “L’Âge mur”, “L’Implorante”… ses œuvres sont la chair de sa chair. Elle en parle avec plaisir et fierté, et une forte complicité artistique la lie à son âme sœur, son maître et amant Auguste Rodin. La jeune artiste fait preuve d’une détermination et d’un aplomb qui lui sont indispensables pour exister. Elle n’hésite ainsi pas à écrire en personne au Ministre en charge des Beaux-Arts pour lui demander un marbre! Derrière cette plume apparaît une femme à l’ironie mordante, à l’humour corrosif, même dans les moments les plus sombres; mais aussi une révoltée que les quinze années de liaison avec Rodin laissent meurtrie et vaincue.

Sur scène, la comédienne-marionnettiste est accompagnée d’une contrebassiste (également compositrice de la musique du spectacle). Quelques lampadaires et une belle ampoule orangée à filament, suspendue, suffisent à recréer l’ambiance intimiste de l’atelier. Le reste est papier, si tant est que le singulier puisse s’appliquer ici: des papiers de toutes dimensions, dans de jolis camaïeux allant du blanc au noir, en passant par l’ivoire et le gris, avec une brève pointe de rouge pour évoquer la fausse-couche que fit Camille lors de son séjour au Château de l’Islette (mais qui vit naître l’un de ses plus beaux chefs-d’œuvre, “La Petite Châtelaine”).

Entre sculpture et pop-up, l’interprète de Camille manipule, déchire, froisse, plie, met en boule ces feuilles de papier, joue avec leurs transparences, crée des ombres chinoises… Le papier vit et s’anime, se métamorphose sous nos yeux, donnant vie aux différents chapitres de l’existence de l’artiste. Le sol jonché de feuilles éparses évoque le désordre de l’atelier. Et c’est sous une chape de papiers gris, comme carbonisés, que Camille crie son indignation et appelle à sa libération. Un univers visuel original et décalé pour un touchant hommage à une grande artiste!

Isabelle Fauvel

(1) Voir ma critique de “White Dog” du 08/02/2018
“Du rêve que fut ma vie”, une histoire de Camille Trouvé et Brice Berthoud. Jeu et manipulation Camille Trouvé, accompagnée en musique par Fanny Lasfargues (en alternance), mise en scène et scénographie Brice Berthoud.
Jusqu’au 15 juin au Théâtre 14, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h
Photos: ©Vincent Muteau
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Une réponse à Du papier et une contrebasse pour raconter Camille Claudel

  1. Pannier dit :

    Merci de votre papier.

Les commentaires sont fermés.