Blanquette aux abois

De la chèvre de monsieur Seguin, l’on se souvient surtout du début et de la fin. Et moins du milieu car Blanquette tout à sa joie de gambader dans un environnement champêtre et montagnard parmi mille friandises à brouter, rencontra, avant le contact fatal, un groupe de chamois qui s’empressèrent de lui faire du charme. Tellement la gaieté la rendait attirante, surtout avec sa belle paire de cornes. Il y eut une compétition emportée par l’un des jeunes chamois à pelage noir, lequel l’emmena parmi à l’écart en frôlant les grands campanules bleues et les « digitales de pourpre à longs calices » dont elle avait savouré les sucs subtils peu avant. Grand séducteur lui-même, Alphonse Daudet (image ci-dessus) ne se lança pas dans la description charnelle de la suite. Et se contenta d’inviter le lecteur curieux à demander les détails aux « sources bavardes qui courent invisibles sous la mousse ». Les générations d’enfants ayant lu ou écouté cette histoire courte, cet apologue, se souvenaient davantage de la nuit qui tomba, des yeux brillants du loup, de ses oreilles courtes, passant tout à sa convoitise « sa grosse langue rouge sur ses babines d’amadou ».

L’histoire faisait peur dès lors que Blanquette eut pris conscience du danger. Qu’elle entendait au loin dans la vallée, la trompe de son maître qui la priait ainsi de revenir au plus vite. Mais tiraillée entre le souvenir de la corde qui l’attachait au piquet et l’euphorisante journée de liberté dont elle venait de jouir jusqu’à l’étourdissement, Blanquette bravement, se prépara au combat. Elle n’avait que ses cornes et sa farouche envie de rester libre, si bien qu’elle se battit jusqu’à ce qu’épuisée, elle ne présentât plus au loup qu’un repas bon à dévorer.

La morale de cette nouvelle écrite à quatre mains autour de la même table, est tout de même un peu sommaire. La Fontaine avait déjà écrit quelque chose de comparable entre un chien en sécurité mais avec la marque infamante de la laisse et l’un de ses pairs ne mangeant pas toujours à sa faim, en proie aux dangers, mais libre. Cependant, lorsqu’on relit la fable de Daudet (1840-1897), on peut se surprendre à frémir encore, car non seulement la peur du loup est inscrite dans nos gènes mais aussi parce que la plume de l’auteur amène habilement au dénouement tragique.

Daudet fut accusé de ne pas avoir écrit cette nouvelle issue de l’opus « Lettres de mon moulin », en ayant utilisé le stylographe d’un autre. En réalité toutes les histoires réunies avaient pour beaucoup, été écrites en duo, ce que confirma d’ailleurs le « nègre » en question, l’écrivain Paul Arène (1843-1896). Daudet s’était en effet défendu d’avoir triché et son acolyte s’empressa de l’appuyer en ces termes: « Établissons, une fois pour toutes et pour n’en plus parler, qu’en effet, sur les vingt-trois nouvelles conservées dans ton édition définitive, la moitié à peu près fut écrite par nous deux, assis à la même table, autour d’une unique écritoire, joyeusement et fraternellement, en essayant chacun sa phrase avant de la coucher sur le papier ». Précision que l’on peut lire dans le journal Gil Blas, daté du 16 décembre 1883 dans un article titré « Pour un fait personnel » (1) via une adresse à Daudet par Paul Arène. « Mais qui diantre nous aurait dit -quand, il y a presque vingt ans, par une saison, s’il t’en souvient, toute pareille, nous courions les bois de Meudon, récitant Mistral et Théocrite, et foulant aux pieds avec une royale insolence, ainsi qu’un qu’un tapis de craquantes orfèvreries, les bruyères revêtues de cristal et les gazons raidis sous leur couche de blanche gelée- qui nous aurait dit qu’un beau jour, devenu illustre, on t’accuserait de plagiat, et qu’à moi on ferait ce redoutable honneur d’être l’auteur de tes œuvres? » Et de citer également Daudet lui-même, qui eu égard aux « Lettres de mon moulin », qualifiait avec affection et humour son ami Paul Arène de « aide-meunier ».

Anecdote qu’il nous a plu de creuser un peu, après un passage récent au musée libre consacré à Alphonse Daudet au premier étage d’une librairie nîmoise, à bien des égards d’un autre temps. On peut s’y faire le bien désuet plaisir d’acquérir pour deux euros une médaille dorée présentant comme de juste Alphonse Daudet. Tandis que là-haut, dans la garrigue toute proche, guettent toutes sortes de loups pas trop regardants sur les aubaines qui passent encore.

PHB

 

(1) Dans le journal Gil Blas
Photos: ©PHB

 

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Une réponse à Blanquette aux abois

  1. jmc dit :

    A toutes fins utiles, ce Paul Arène a écrit des Contes de Provence bien agréables à feuilleter sous un figuier, même si l’on n’a pas la fibre régionaliste. Et si l’on a la chance de vibrer pour les vieilles gens et les bonnes histoires du Sud, ne pas hésiter à se distraire avec Jean Aicard, l’inventeur de Maurin des Maures, et surtout Thyde Monnier (Nans le Berger). C’est « old », sentimentaliste, ça sent la vieille carte postale en couleurs, mais franchement cela vaut bien des séries Netflix…

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