L’oublié de Prague

Ce n’était pas forcément une bonne idée. En tout cas, l’information et la requête qui l’accompagnait avaient tout du cadeau empoisonné. J’avais cru bon de signaler à mon ami, en partance pour un week-end à Prague, qu’il y trouverait une curiosité ignorée des milliers de touristes envahissant la ville. Je savais mon ami sensible à la poésie; cette curiosité n’était autre qu’un buste d’Apollinaire (photo) que les Praguois, très admiratifs, ont érigé dans leur ville il y a une douzaine d’années pour y commémorer la venue du poète en 1902. Ce séjour avait été à l’origine du célèbre conte « Le Passant de Prague », publié d’abord dans La Revue Blanche deux mois seulement après la visite, puis en 1910 dans « L’Hérésiarque & Compagnie ». On connaît les circonstances de ce voyage. Engagé comme précepteur de la fille d’une vicomtesse en Rhénanie, Guillaume, alors âgé de 21 ans, avait mis à profit ce séjour pour découvrir les régions avoisinantes.

Ses voyages le conduisirent jusqu’à Prague, où il passa deux à trois jours en mars 1902. Un séjour très court donc, mais suffisant pour qu’il y trouve l’inspiration et la matière de l’un de ses plus célèbres contes, ce « Passant de Prague », dans lequel il s’approprie la légende du « Juif errant », et qui lui permet de décrire avec beaucoup de détails certains lieux de la capitale tchèque. En bon journaliste (le journalisme fut sa principale source de revenus), Guillaume s’appliqua à voir « tout ce qu’un étranger doit voir ».

Très sensibles à l’intérêt que leur porta le poète français, les Praguois le considéreront un peu comme l’un des leurs. Le journaliste et écrivain Karel Čapek fut le premier en Europe à traduire le poème « Zone » où figurent ces vers: « Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague / Tu te sens tout heureux une rose est sur la table / Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose / La cétoine qui dort dans le cœur de la rose /(…) Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours / Et tu recules aussi dans ta vie lentement / En montant au Hradchin et le soir en écoutant / Dans les tavernes chanter des chansons tchèques. »

Cette visite avait suffisamment marqué les esprits pour que plus d’un siècle plus tard les Praguois décident de célébrer le poète en installant un buste en bronze du sculpteur allemand Héribert Maria Staub. Lors de la très officielle inauguration, le 29 mars 2012, l’ambassadeur Pierre Levy (aujourd’hui ambassadeur de France en Russie) avait rendu un hommage appuyé, autant comme diplomate que comme admirateur d’Apollinaire, « ce compatriote qui au delà de son immense œuvre littéraire, a su tisser des liens particuliers avec les tchèques ».

Ces liens se seraient-ils distendus? La figure d’Apollinaire se serait-elle effacée de la mémoire des habitants de la capitale tchèque? Toujours est-il que le mail envoyé par mon ami voyageur, qui avait malencontreusement suivi mon conseil, avait un petit arrière-goût de reproche: « Pas une mince affaire que de trouver le buste d’Apollinaire ! En effet, le théâtre ARCHA n’existe plus, son site web est fermé depuis bien longtemps et aucun des Praguois rencontré ne connaît Guillaume. Autant dire que nous avons cherché une aiguille dans une botte de foin … »

La persistance de mon ami a cependant été payante: « Nous y sommes parvenus car personne n’est plus têtu que ton ami. Le buste de GA se trouve dans un jardinet au fond d’une arcade (auquel personne ne prête attention) qui prend le nom d’ARCHA +. Les gens qui y travaillent ignorent totalement son existence. » Et, sans doute pour ne pas me froisser davantage, mon ami précise: « Restons positifs: au moins on a fait une bonne marche pour y arriver. Quant à la photo, je te la dédie au nom de notre amitié. »

À notre tour de faire profiter les lecteurs de cette photo du buste, probablement l’une des œuvres les plus étonnantes inspirées par la figure d’Apollinaire, si l’on excepte son portrait cubiste par Picasso (dans la première édition d’Alcools). Ce visage douloureux, torturé, évoque plus un Christ de Mantegna qu’un poète, certes  « mal aimé », mais ayant toujours aimé célébrer les plaisirs de la vie. Pour le professeur tchèque Aleš Pohorský, spécialiste de poésie française, le buste représente l’écrivain dans la dernière partie de sa vie, « un homme blessé. Apollinaire avait été blessé pendant la guerre. Mais il était blessé également par sa propre mélancolie ». L’artiste Heribert Staub, décédé quelques mois avant l’inauguration officielle, est l’auteur de plusieurs autres sculptures d’artistes ou d’écrivains célèbres qu’il représente toujours dans le même esprit.

Il s’agit en tout cas de la dernière œuvre artistique publique réalisée à la mémoire du poète français. C’est aussi la plus secrète. La liste des stèles, plaques ou monuments évoquant la présence d’Apollinaire à tel ou tel endroit permettrait quasiment un petit tour d’Europe: on en trouve à Rome, Monaco, Nice, Königswinter, Nîmes, Spa, Stavelot, Deauville, Bois aux Buttes, Paris…  C’est toujours une découverte émouvante. Mais il n’est pas indispensable de le signaler à ses amis, surtout la veille de leurs vacances.

Gérard Goutierre

Photo: @Daniel Camus
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2 réponses à L’oublié de Prague

  1. Annie T dit :

    La mésaventure de votre ami n’a rien d’étonnant compte tenu (oui, on compte) de ce qu’est devenu Prague depuis la fin de l’empire soviétique.
    Un point chaud de l’empire, disons du « divertissement »…

  2. Claude Debon dit :

    Merci de nous remontrer ce buste que je trouve très beau, puissant et émouvant. Helena Staub, l’épouse du sculpteur, a quitté Prague pour Arles où elle a ouvert une galerie d’art, Omnius.

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