Cette saison, Marivaux (1688-1763) est doublement à l’honneur au Théâtre du Lucernaire. Alors que “Le Jeu de l’amour et du hasard” (1730) triomphe et joue les prolongations (1), une autre comédie a pris place dans la petite salle du Théâtre noir: “L’Île des esclaves” (1725). Cette courte fable, moins souvent montée que les autres pièces, plus longues, de Marivaux, s’inscrit, quelque 60 ans avant la Révolution française, dans la droite ligne du Siècle des Lumières. Utopique et humaniste, elle nous dépeint une société idéale dans laquelle il ferait bon vivre, aujourd’hui plus que jamais. Portée par cinq jeunes talentueux comédiens, elle nous donne à penser et à rêver… Tandis que le public s’installe dans la salle, un délicat clair-obscur, assorti d’une épaisse fumée bleutée, baigne la scène, laissant apercevoir un plateau jonché de tissus froissés, dans un camaïeu de tons beige et marron. De grands rideaux suspendus, tels les voiles d’un navire, délimitent le fond de scène. Des corps sont étendus pêle-mêle sur le sol. Puis, changement de lumières avec effet stroboscopique, pour une scène de tempête chorégraphiée, expliquant ainsi le naufrage entrevu en préambule.
La pièce commence alors avec l’apparition des deux premiers rescapés, Iphicrate et Arlequin. Maître et valet, il va sans dire. Tandis que le premier ne songe qu’à fuir, réalisant avec horreur s’être échoué sur l’Île des esclaves, le second a bien l’intention de lui fausser compagnie et de profiter de sa liberté nouvelle. En effet, cette île serait peuplée d’anciens esclaves révoltés dont la coutume consisterait à tuer tous les maîtres qu’ils rencontreraient ou à les jeter en esclavage.
Voici nos deux protagonistes bientôt rejoints par un insulaire, une sorte d’homme des bois nommé Trivelin, chargé de faire respecter les lois de l’île, puis par deux autres survivantes, Euphrosine et Cléanthis, pendant féminin du précédent couple. En réalité, explique Trivelin, la loi s’est adoucie et impose désormais un processus de rééducation par inversion des rôles: les esclaves prennent la place de leurs maîtres -et réciproquement- dans le but de les rééduquer. “Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire; nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve (…). Remerciez le sort qui vous conduit ici; il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains; c’est-à-dire, humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.”
Ainsi Iphicrate et Euphrosine, après avoir endossé les habits d’Arlequin et de Cléanthis, (au propre comme au figuré, avec ici des maître et maîtresse vêtus de rouge, et des domestiques en noir) vont-ils prendre conscience de leur mauvais comportement et gagner en humanité, leurs serviteurs ne s’étant pas gênés pour leur dire leurs quatre vérités.
Tout ceci bien évidemment sur le ton de la comédie et de la galanterie, Arlequin et Cléanthis allant jusqu’à s’amuser un temps à courtiser leurs anciens maîtres. La scène où Euphrosine finit par admettre à contrecœur que le portrait peu élogieux qu’a dressé d’elle sa servante est ressemblant s’avère extrêmement réjouissante !
Chacun, à la fin, reprendra sa condition et son habit, Arlequin justifiant ce retour en ces termes (appréciez la métaphore): “C’est qu’il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi.” Sans amertume donc pour les esclaves, sachant leurs maîtres devenus meilleurs. Et Trivelin, de conclure: “Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là-dessus.”
Avec cette jolie fable utopique, Marivaux s’en prend aux injustices sociales et dénonce les droits et privilèges accordés à ceux qui en ont hérité. Seule compte pour lui la noblesse du cœur. En cela, il se montre précurseur d’un Beaumarchais (1732-1799) et s’inscrit bien dans le Siècles des Lumières. Mais à travers cette pièce et le portrait peu flatteur d’Euphrosine, jeune fille superficielle et dédaigneuse, obsédée par son image, il dénonce aussi les mœurs de son époque et une aristocratie basée essentiellement sur les apparences.
La mise en scène est ici simple et efficace. Elle fait la part belle au texte de Marivaux et au jeu des acteurs, toujours très justes et à la technique irréprochable. Les vapeurs de fumée et le bruit des vagues nous rappellent que nous sommes sur une île imaginaire, et que ce rêve de justice, d’égalité et de respect reste sans doute du domaine de l’utopie. Saluons le bel effet des lumières sur les tissus et la place accordée à la gestuelle, avec notamment ces deux scènes d’ouverture et de fin se répondant en miroir. Cette comédie philosophique fait le plus grand bien par les temps qui courent!
Isabelle Fauvel
(1) Voir la chronique du 08/02/2024 de Byam dans Les Soirées de Paris. En raison du succès, la pièce est prolongée jusqu’au 2 juin 2024.
“L’Île des esclaves” de Marivaux, mise en scène de Stephen Szekely, avec Laurent Cazanave (Trivelin, en alternance), Michaël Pothlichet (Trivelin, en alternance), Barthélémy Guillemard (Arlequin), Lucas Leointe (Iphicrate), Marie Lonjaret (Euphrosine) et Lyse Moyroud (Cléanthis).
Jusqu’au 2 juin au Théâtre du Lucernaire, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 17h.
Photos: ©Hélène Dersoir