L’avertissement est net quoique légèrement étêté: emprunter ce ponton polynésien est « tabou ». Que se passerait-il si l’on tentait malgré tout d’y cheminer, la conséquence n’est pas précisée. Il n’est écrit que « tabu », dans une orthographe locale. Au bout du ponton on ne devine qu’une île, quelques voiliers, un ciel azuréen, mais pas l’enfer. L’avertissement est assurément moins net qu’un « défense d’uriner sous peine d’amende ». On peut donc supposer que le ponton est simplement privé et qu’il n’est pas ouvert à la promenade. D’ailleurs vu du bord ou vingt mètres plus loin, le panorama est globalement le même. Pourquoi risquerait-on dès lors de se fâcher avec le propriétaire d’une si mince passerelle. Le tabou, comme l’interdit, est un vocable dont les attendus sont hautement variables avec le temps. Il est progressif ou régressif avec des périodes de calme entre les deux. Cette semaine nous avons eu un Premier ministre qui, à propos de la mort, publiait sur son compte Twitter, ou « X » comme on voudra, que la mort ne pouvait être un sujet « tabou et silencieux ». Car l’idée de mettre fin légalement à ses jours, dans les cas dûment désespérés est maintenant inscrit dans la météo parlementaire. Les Belges ou les Suisses nous avaient sur ce point devancés, inventant respectivement quelque chose comme la frite ou la fondue létales.
Mais ce qui est intéressant c’est le mot. En ce qu’il éveille tout à la fois chez nous, des sensations d’effroi ou au contraire des désirs secrets.
Comme le chikungunya, moustique ravageur, le « tabou » a été importé dans le vocabulaire européen. C’est le navigateur James Cook (1728-1779) qui l’a ramené jusqu’en Angleterre, de ses expéditions en Polynésie. Pour cet homme décédé dans une rixe à Hawaï et dévoré par des agresseurs qui ne voyaient sûrement pas d’impair à ingurgiter la chair du vaincu, le mot tabou était porteur d’une énergie morale. Un jour qu’il se dirigeait vers une sorte de temple, des hommes lui crièrent « tabou » à plusieurs reprises mais il s’avança malgré tout « sans beaucoup se soucier d’eux ». Le grand navigateur, dans ses écrits (Relations de voyages autour du monde), avait démontré qu’il s’était intéressé à cette notion, notamment dans ses aspects pratiques visant à réguler la vie sociétale, tout comme l’Angleterre avec ses lois, sa morale pesante et ses codes pas piqués des vers.
Dans « L’homme et le sacré », l’écrivain, sociologue et critique Roger Caillois (1913-1978), pointait que le terme dépassait de beaucoup les questions réglementaires. Pour lui, le mot évoquait « toutes les puissances surnaturelles » dont il valait mieux « se tenir à l’écart ». C’est peut-être pour cela que notre Premier ministre nous indique (un peu en guise de désenvoûtement) que la mort ne peut pas être sujet tabou. Façon de signifier aux forces obscures et surtout occultes qu’il y aurait comme une faute, à ne pas accepter de se pencher sur une échéance terrestre qui efface dans le monde, presque deux humains par seconde. Entre le banal arrêt cardiaque, le missile avalé de travers et le suicide assisté, on ne peut décemment détourner le regard de tout un chacun qui succombe. La vie devrait être sacrée mais le droit à disposer de sa propre existence, avec le choix de l’heure, du lieu et du moyen, aussi. On nous promet à ce propos un texte plus encadré qu’un permis de construire dans la cour d’un bâtiment historique. Les phobiques de l’administration vont adorer. C’est ainsi que l’on mesurera la détermination des candidats. Le procédé est prudent mais cruel.
Restent les tabous ordinaires, moins culpabilisants: dans le domaine alimentaire ou dans le secteur charnel. De ceux qui font que l’on peut oser, enjamber les interdits; l’audace et le tabou du moins dans le domaine des loisirs, étant interdépendants.
Toucher ce faisant à la transgression revient à se faire comme James Cook, explorateur de domaines surveillés, de zones grises, d’intérieurs flous. L’écrivain Georges Bataille (1897-1962) avait à ce propos une expertise supérieure. Il pensait qu’au moment de la transgression, l’on éprouvait par voie de conséquence, « l’angoisse sans laquelle, l’interdit ne serait pas: c’est l’expérience du péché ». Au passage, entre le « péché mignon » et le « péché mortel » il y a probablement le même écart technique, la même gradation qu’entre deux tabous. Les Polynésiens n’ont rien inventé. Le bon Marcel Aymé (1902-1967) disait que les péchés (gourmandise, amour, luxure) « alimentent la vie et continuellement la transportent vers ses renouveaux ». Merci de le rappeler.
Jusqu’en 1962, il y avait à Saint-Germain-des-Prés pour les zazous et autres personnages de la nuit, un club qui s’appelait justement « Le tabou ». D’une certaine façon il en était le siège. On y buvait, on y dansait et on y flirtait en principe sans limites. Dommage juste à cette aune, que la mort ne reste pas taboue.
PHB
Il y a aussi l’histoire du tournage de… « Tabou » de Murnau au début du parlant… qui racontait une histoire de tabou et qui pour tourner ne respecta pas une zone tabou pour les indigènes… Moralité : à son retour hors de polynésie, il meurt en voiture…
Son chauffeur était un asiatique, mais je crois qu’il était philippin et pas hawaïen ou tahitien..
Je n’ose raconter le fait-divers en entier. On le trouve sur certains sites, car on n’est pas loin de l’histoire Palmade. Je sais que sur Les Soirées de Paris, le crapoteux est… tabou ! Donc, chut !
merci pour m’avoir permis de raconter tout cela…