Point n’est besoin de convoquer Aristote, pour comprendre le sens de l’expression société civile. Elle constitue l’antonyme de classe politicienne où se regroupe le monde des élus. A l’annonce de la composition de tout nouveau gouvernement, les commentateurs s’appliquent à y dénombrer les «ministres issus de la société civile». Leur légitimité repose sur un concept qui n’est pas absolu: une personne ayant réussi dans un quelconque domaine de la vie professionnelle est apte à diriger un ministère. À la condition que les instances de l’exécutif y trouvent un intérêt. Ce peut être pour des raisons techniques, des questions d’image ou d’ opportunités. Le ministre issu de la société civile se retrouve propulsé a son poste, dans la liesse d’une victoire électorale, sans jamais avoir affronté préalablement le suffrage universel, ni le grand jury de l’ENA (1). Sa caractéristique principale: il est sans étiquette. Ce type de personnage n’est pas récent. On croise déjà un Joseph Honoré Ricard, en 1920, sous la présidence d’Alexandre Millerand, passé d’ingénieur agronome à Ministre de l’Agriculture. Il possédait d’incontestables compétences techniques et une parfaite connaissance de la paysannerie.
Prix Nobel de physique en 1903, c’est tout naturellement que Marie Curie intègre le cabinet de Léon Blum en 1936, chargée de la Recherche scientifique. Toutefois, si le phénomène est ancien, il va prendre un nouvel essor sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Il devient alors signe de modernité. Seront, notamment, nommés une magistrate, Simone Veil, à la Santé, aux Réformes l’éditorialiste Jean Jacques Servan-Schreiber, tandis qu’échoit à la journaliste Françoise Giroud le premier Secrétariat d’État à la Condition Féminine. Si, à la suggestion d’un ministère de la Femme, le général De Gaulle avait guoguenardé, «et pourquoi pas un sous secrétariat d’État au tricot ?», ce portefeuille a trouvé sa pérennité sous des appellations variables. Son intitulé est l’objet d’une vigilance constante, et gare aux erreurs. Ainsi a-t-il fallu rapidement modifier les attributions de Laurence Rossignol, nommée Ministre de la Famille, de l’Enfance et des Droits des femmes. Les associations féministes s’étaient violemment opposées à une telle dénomination, jugée sexiste et renvoyant les intéressées à la sphère domestique.
Michel Rocard fera de l’accueil de ministres de la société civile une caractéristique de son «gouvernement d’ouverture». Les ministres issus de la société civile se recrutent dans la plupart des secteurs de l’activité sociale, industriels, professionnels de santé, avocats, syndicalistes, agents publics…. Une nette tendance consiste à nommer aux Sports (et éventuellement à la Jeunesse) un athlète de haut niveau. Pour un résultat rarement bouleversant. Le ministre issu de la société civile symbolise une nouvelle donne, représente l’accès au pouvoir des vraies gens. On attend de lui, en Haut Lieu l’œil neuf, la candeur rafraîchissante, l’ardeur du néophyte, l’émerveillement du profane admis au Saint des Saints. Il en témoignera, à la sortie de son premier conseil des ministres, en tailleur chic ou costume sombre.
Mais il a les défauts de ses qualités. Introduit sans manuel de survie dans un cénacle très codé, ignorant les rituels de son nouvel écosystème, il aligne les impairs, brouille l’écoute, la joue trop ou pas assez. Ses maladresses vont faire les choux gras d’un hebdomadaire satirique paraissant le mercredi. Les chroniqueurs spécialisés le voient en friandise; ils lui pardonneront, au début, son inexpérience, puis relèveront son peu de poids, sa transparence sous les regards du PR (président). Avant de prédire sa sortie, comme «n’imprimant pas suffisamment». De toute façon, la trajectoire d’un ministre issu de la société civile est connue d’avance. Il sera débarqué au prochain remaniement, l’apprenant parfois dans le journal que lui tendra son chauffeur, un beau matin. À moins qu’une incongruité n’entraîne sa sortie prématurée. Le record de brièveté, 9 jours, est détenu par deux ministres issus de la société civile : Léon Schwartzenberg, ministre de la Santé, viré pour avoir vanté les mérites du cannabis, Thomas Thévenoud, secrétaire d’État au Commerce extérieur, pour n’avoir jamais déclaré ses revenus au fisc. Parvenu au terme de sa carrière, il ne reste plus, au ministre issu de la société civile qu’à gagner son bureau, boucler ses cartons, et rejoindre, le sourire crispé, la cérémonie de passation de pouvoir.
Secrétaire d’État aux Transports en 2004-2005, Francois Goulard avait ciblé cette attitude courante chez un ancien ministre: s’asseoir à l’arrière d’une voiture et s’apercevoir qu’elle ne démarre pas.
Exceptionnellement, le ministre issu de la société civile va transformer l’essai. Il s’inscrit au parti, affronte le suffrage universel et se fait élire quelque part. Une vie nouvelle s’offre à lui. Avec néanmoins un irrémédiable décalage sur les vrais pros. L’actualité en témoigne sans cesse: en politique, comme pour le violon, il vaut mieux commencer jeune.
Jean-Paul Demarez
Parmi les ministres éphémères, J.-J. Servan-Schreiber a droit à la troisième marche du podium : 12 jours !
Il y a eu aussi Alain Bombard pendant quelques jours… et peut-être Haroun Tazieff (je pose la question car je n’en suis plus si sûr)
A contrario, ont disparu d’un gouvernement civil : les militaires… Car finalement, le général Bigeard ministre sous VGE, c’était aussi un produit de la société civile !
Ils ont été remplacés par les sportifs : Calmat, Bambuck, Laporte, Douillet, Drut, Roxana Marcianou…