A priori un pique-nique n’est pas censé dégénérer en partie fine. Lorsqu’ils ont vu cette œuvre de Manet achevée en 1863, certains ont cru y voir une forme d’obscénité, allant jusqu’à penser que ce déjeuner sur l’herbe représentait deux dandys accompagnés de deux prostituées. Ce qui fit sourire Manet qui donna en conséquence le surnom « partie carrée » à l’une de ses peintures les plus célèbres. Certaines époques sont pudibondes et la liberté n’y a pas bonne presse. En tout cas voilà que s’approche la saison des pique-niques et c’est l’occasion de constater, comme une fameuse photo de Man Ray réunissant quelques amis à Mougins durant l’été 1937, que le repas en plein air, n’a pas d’autre objectif que de passer un bon moment. Nombre de déjeuners sont occasionnés par nombre de motivations qui ne peuvent pas être transposées sur une nappe à carreaux posée sur le gazon, voire autour d’une table pliante au bord de la nationale 7 avec le capot de la Peugeot ouvert afin d’aérer le moteur. Il suffit en effet d’y réfléchir d’un peu près.
On ne peut en effet imaginer un pique-nique d’ordre professionnel avec ces messieurs en costume-cravate et ces dames en tailleur pantalon, devisant entre deux bouchées de fromage qui rit et deux tranches de saucisson, sur la détermination du prochain plan social. Le sol s’y prête mal et on relèvera au passage que le pique-niqueur passe beaucoup de temps à chercher la position idéale et à se relever régulièrement pour chasser les crampes naissantes. Il serait loisible de fumer le cigare tout en lampant un rosé ordinaire mais cela ne pourra pas faire une illusion de travail, car le repas de plein air est un loisir parfois accompagné d’une baignade, souvent interrompu par un orage lequel vient ainsi parfaire l’après-midi, puisqu’il n’y a pas c’est connu, de pique-nique réussi sans un petit drame à raconter.
Ce type de réunion est typiquement familial ou fait pour les amis ce qui revient au même. On est là pour se détendre au milieu des aiguilles de pins ou sur le sable. Les guêpes y sont même tolérées dans la limite d’un seuil critique, c’est-à-dire quand ce n’est pas l’essaim entier qui vient chercher sa part de cake aux raisins. La tenue compte même entre cousins. Dans les meetings champêtres les plus bourgeois, il est possible de se retrousser les manches voire de défaire d’un cran le nœud de cravate, mais ce genre d’accoutrement ne se fait plus guère. D’ailleurs la basket a remplacé le soulier à guêtre et chassé l’escarpin.
Ce qui n’est pas sans faire penser à cette photo de 1938 signée Henri Cartier-Bresson « racontant » littéralement l’instant décisif d’un pique-nique au bord de la Marne. C’est là une belle vision de la joie du genre ensemble, une allégorie de la capacité au bonheur du droit des gens à vivre en paix, sans tourments, sans fâcheux, sans chefs, sans guerre. La tenue est bien plus décontractée. Celui qui verse du vin porte un chapeau et des bretelles sur une chemise blanche qui laisse voir ses blancs avant-bras. Celui qui est devant préfère la casquette. Et les deux femmes plus bas (la photo est prise de haut) regardent couler la Marne juste avant qu’elle rejoigne la Seine. C’est sans doute le week-end, l’après-midi est à tout le monde, la liberté ordinaire se partage avec ce que chaque couple a apporté. C’est là le congé dans toute sa beauté administrative.
Le printemps qui s’approche est aussi l’occasion de partager des repas à deux, entre collègues, de mieux faire connaissance avec toutes ces petites manipulations comme le décapsulage, le tartinage, le tranchage, l’épluchage, toutes ces choses qui rapprochent, et même qui font rire quand forcément la mousse de la bière se répand par accident, quand la tomate ou l’orange prennent la tangente. Le pique-nique crée le lien puis le cimente, attention ça a l’air anodin comme ça, mais c’est plus important qu’à première vue.
Le repas de deuil et la tenue qui va avec, se marient assez mal avec les nappes à carreaux. Mais pour l’amour en revanche, naissant ou en cours, un pique-nique est la mise en scène idéale où la nourriture et la boisson comptent moins que les sentiments dont on détache lentement l’enveloppe de cellophane. On pourrait citer à ce propos l’un des plus beaux romans d’amour du monde, les « Béatitudes bestiales de Balthazar B » par James Patrick Donleavy (1926-2017), dans lequel le fameux Balthazar partage sur l’herbe, concombres et chocolats avec une certaine Miss Fitzdare. Et il y a cette phrase extraordinaire, d’autant plus extraordinaire qu’elle précède une tragédie: « On that picnic afternoon we kissed as we walked and walked and kissed again. »
Et n’oubliez pas les serviettes en papier.
PHB