Sur la bannière qui borne le Musée du Jeu de Paume, on peut voir le profil parfait de cette femme mexicaine qui marche droit devant elle, sans sembler dévier de son axe. La photographie a été prise en 1928 par Tina Modotti, une femme qui a failli tomber dans l’oubli après son décès brutal en 1942. Le poète Pablo Neruda (1904-1973) avait justement écrit un jour à son propos: « Lorsque je veux me souvenir de Tina Modotti, je dois faire un effort, comme s’il s’agissait d’attraper une poignée de brouillard. Fragile, presque invisible. L’ai-je connue ou ne l’ai-je pas connue? » Militante communiste et photographe, elle avait dans les deux cas la foi chevillée au corps. Au point de laisser tomber la photo pour mieux se consacrer à ses engagements politiques. Au musée du Jeu de Paume, ses petits tirages souffrent de la grandeur des lieux et des reflets du verre qui altèrent le confort visuel. Et finalement, le mieux est de se procurer un album, récent ou ancien. On peut ainsi prendre son temps, sans patienter derrière le visiteur qui vous précède, et sans sentir la pression de celui qui regarde sa montre dans votre dos. L’exposition néanmoins remarquable semble rencontrer le succès, au moins en ces premiers jours suivant l’inauguration.
L’époque voudrait dissocier l’artiste et l’œuvre dès lors que ce dernier ou cette dernière n’a pas mené une vie exemplaire ou comprenant des zones d’ombre. D’abord c’est discutable et puis il est intéressant d’avoir la vie de Tina Modotti en tête, ou ce qu’on en sait, lorsque l’on est en face de son travail, tant l’existence de cette dernière a de quoi faire envie à tous ceux qui se désolent du poids de leur propre routine.
La jeune Assunta Adelaide Luigia Modotti est née en 1896 dans un quartier populaire de Udine, région du Frioul, Italie. Avant de partir en Amérique avec sa famille, elle a déjà acquis quelques rudiments de la photographie que lui a transmis son oncle Pietro. Elle arrive à San Francisco en 1913 travaille comme couturière et finit par rencontrer un artiste et poète, Roubaix de l’Abrie Richey, qu’elle épouse en 1917. Ils s’installent à Los Angeles. Fréquentant les bonnes personnes, sa beauté et son talent aidant, elle va faire du cinéma (muet) et poser pour un photographe qu’elle va aimer, Edward Weston. On peut dire qu’à partir de cette époque, la vie de Tina sera jalonnée par des expériences amoureuses. Son mari Roubaix, dit Robo, va mourir de la variole au Mexique et son enterrement sera pour elle, l’occasion de découvrir un pays qui comptera durablement. En 1923, elle s’installe là-bas avec Edward Weston. Elle y rencontre une communauté artistique, politique, militante, dont elle sera en quelque sorte le vibraphone, tandis que si l’on en croit ses différents biographes, elle séduira nombre d’hommes qui s’empresseront à ses côtés dont Diego Rivera (1886-1957). Lequel la fera figurer sur l’une de ses toiles avec Frida Khalo, peintre dont elle deviendra l’amie.
En 1929, elle fréquente un révolutionnaire cubain, Julio Antonio Mella. Celui-ci est assassiné alors qu’il marchait en sa compagnie. Les tueurs étaient aux ordres du dictateur cubain Gerardo Machado. Ce qui vaudra à Tina une campagne diffamatoire, laissant percer un trouble sur son rôle. La calomnie ne se dissipant pas tout à fait car tel est son objet. De la même façon, lorsqu’elle meurt d’un infarctus dans un taxi au retour d’un dîner entre amis le 5 janvier 1942, la presse conservatrice tentera de transformer son décès en crime politique. Pablo Neruda, passablement choqué par les tentatives diffamatoires, gravera quelques vers sur la tombe de Tina à Mexico (Pantheon Dolores) et un poème qui sera publié par tous les journaux. « Tina Modotti, ma sœur, tu ne dors pas, non tu ne dors pas/Peut- être ton cœur entend- il pousser la rose d’hier, la dernière rose d’hier, la rose nouvelle/repose doucement, ma sœur » peut-on y lire notamment sous la plume de l’écrivain.
Elle restera oubliée jusqu’en 1976, année durant laquelle sera organisée une exposition à Udine, sa ville de naissance, en Italie. Il reste une d’elle une légende et quelques mystères qui ne font qu’attiser la curiosité et entretenir une forme de séduction toujours à l’œuvre.
Au moins ses photographies sont-elles pures. Abstraites, quelque peu idéologiques ou révélant la vie des gens ordinaires au Mexique, elles trahissent pour le moins un œil artistique qui ne peut laisser indifférent, ce qui est une modeste façon de parler. Dans un album paru en 1999 (ci-contre), on peut aussi la voir en chair et en os, sous l’objectif de Edward Weston. En plan serré, à sa fenêtre, sur le seuil de sa maison de Tacubaya ou nue sur une terrasse au Mexique en 1924, Tina Modotti exprime en tout cas, dans son image-même, la femme belle et libre qu’elle était. Ses photographies témoignent par leur cadrage et leur lumière soignés, à la fois la gravité et la douceur de son regard. On y est d’autant plus sensible en prenant le temps d’y revenir, par album interposé. De l’ombre elle est sortie, plus moyen de l’oublier.
PHB
« Tina Modotti, l’œil de la Révolution », Musée du Jeu de Paume, jusqu’au 12 mai 2024
Photos: ©PHB