“Des milliers de filles ont monté un escalier, frappé à une porte derrière laquelle il y avait une femme dont elle ne savait rien, à qui elles allaient abandonner leur sexe et leur ventre. Et cette femme, la seule personne alors capable de faire passer le malheur, ouvrait la porte, en tablier et en pantoufles à pois, un torchon à la main…” Maintes fois représentée, en littérature ou au cinéma, cette évocation lugubre d’un avortement clandestin n’a pourtant rien d’une fiction. Elle appartient bien à notre histoire collective, et a hanté des générations de jeunes filles, terrorisées à l’idée de tomber enceinte avant le mariage. Jusqu’à ce 17 janvier 1975 où, en France, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse a été promulguée. Autant dire, hier. Un droit encore fragile, il ne faut pas l’oublier. Ces mots que l’on peut actuellement entendre sur la scène du Théâtre de l’Atelier, à Paris, sont d’Annie Ernaux, extraits de son récit autobiographique “L’Événement” (2000). L’écrivaine y relate trois mois marquants de son existence, d’octobre 1963 à janvier 1964, lorsque jeune étudiante, apprenant une grossesse non désirée, elle n’eut d’autre choix que de s’adresser, dans le plus grand secret et au péril de sa vie, à une “faiseuse d’anges”.
En portant aujourd’hui ce récit à la scène, et alors que le Sénat s’apprête à se prononcer sur l’inscription de la liberté de recourir à l’IVG dans la Constitution, la comédienne Marianne Basler nous offre un précieux témoignage, historique et social, sur la condition des femmes.
Le premier roman d’Annie Ernaux, “Les Armoires vides” (1974), publié un an avant la loi Veil, parlait déjà de cet épisode traumatisant. Mais c’est à 60 ans, avec un regard distancier, et sans aucun romanesque, que l’écrivaine revient sur l’événement.
Retour donc aux années 60. En ce temps-là, la légalisation de la pilule contraceptive n’a pas encore eu lieu et Annie Ernaux se nomme Annie Duchesne. Née à Lillebonne (Seine-Maritime) le 1er septembre 1940, la jeune fille a passé sa jeunesse à Yvetot, en Normandie, où ses parents tiennent un café-épicerie. Élève brillante, elle a été encouragée à poursuivre ses études. À 23 ans, elle étudie toujours, vit dans une résidence universitaire à Rouen et rentre le week-end à Yvetot. En octobre 1963, elle apprend qu’elle est enceinte. Catastrophe. Il n’est pas question, pour elle comme pour l’étudiant en sciences politiques rencontré depuis peu, de garder l’enfant. Commence alors pour la jeune fille un long parcours du combattant – “de la combattante” devrait-on dire, tant l’infortunée est seule dans son malheur : petit ami peu concerné, médecin tout juste autorisé à prescrire de la pénicilline, mère et amies auxquelles il est inconcevable de confier son état tant les notions de péché et de honte sexuelle sont encore bien vivaces…
L’acte d’interruption de grossesse est interdit et puni par la loi. L’article 317 du Code pénal est on ne peut plus clair : “Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de 1.800 Francs à 100.000 Francs. (…)”
Les jours s’écoulent péniblement à la recherche d’une solution, d’une adresse, avec l’angoisse du temps qui passe et se matérialise dans le corps. La “solution” se trouvera passage Cardinet, dans le XVIIe arrondissement de Paris, une femme “sérieuse et propre” qui fait bouillir ses instruments. La septicémie et l’hémorragie ne sont pas à écarter pour autant…
C’est au ras de l’expérience, sans tabou, avec des détails d’une crudité parfois insoutenable, qu’Annie Ernaux nous livre ce récit. Sans pathos non plus, ni développement inutile. S’appuyant sur son agenda et son journal intime de l’époque, elle interroge la mémoire et la commente avec le recul des années. Pour cette écrivaine de l’intime, la vie et l’œuvre se confondent. “Les choses me sont arrivées pour que je les écrive” estime-t-elle. Ses “auto-socio-biographies”, telles qu’elle les appelle, sont toujours chargées d’une dimension collective. Ici les vexations, la peur, la douleur liées à cet avortement clandestin ont été vécues par une femme à une époque, mais aussi par toute une génération de filles, dans une dimension plus vaste.
Marianne Basler, qui partage une étonnante ressemblance physique, faite de blondeur et d’élégance, avec la romancière, se fait la merveilleuse interprète de ce texte. Familière de l’univers d’Annie Ernaux dont elle avait déjà donné une magistrale interprétation de “L’autre fille” (1), elle a su une nouvelle fois trouver la juste distance et le ton détaché de tout affect que demande l’écriture “blanche” de l’écrivaine, une écriture d’une épure absolue. Vêtue de noir, sur un plateau quasi nu et dans une économie de mouvement maximale, son jeu dépouillé, à l’élocution précise et à la tonalité presque métallique, épouse à merveille le style de l’auteure. Puissant !
Isabelle Fauvel