«May December», dernier film de Todd Haynes, cinéaste indépendant américain de 63 ans, nous fait vivre une expérience étrange et nouvelle par rapport à ses films précédents: à la sortie de la salle, nous avons le sentiment d’être restés extérieurs à cette histoire, de n’avoir jamais pu la pénétrer. Sentiment conforté par ces plans répétés où la caméra effleure par larges travellings la surface du lac au bord duquel se situe la demeure, où la caméra caresse les plantes et les fleurs, où elle s’enfonce dans la profondeur des bois alentour. Comme si tout se déroulait à la surface de la nature inaltérable. Sans oublier le thème musical récurrent, riche de mystère et de nostalgie, puisqu’il s’agit d’une réécriture, par le Brésilien Marcelo Zarvos, de la bande originale du film de Joseph Losey «The go-between» (Le Messager, 1971), musique composée alors par Michel Legrand. Non seulement ce thème est proprement obsédant, mais il nous renvoie au passé, ce qui est le cœur même du film. Alors pourquoi avons-nous le sentiment d’être tenus à distance ?
Après quelques gros plans de fleurs et d’insectes, arrive à l’entrée de la demeure une jeune femme tenant un paquet bien ficelé à la main. «On m’a demandé de vous le donner», explique-t-elle à la maîtresse de maison et à son mari tout sourire venus l’accueillir. Leur sourire ne faiblit pas alors que le mari commente: «C’est de la merde venant d’un de nos voisins. Nous en recevons beaucoup moins maintenant.» Tout est dit, mais rien ne nous est expliqué, d’où notre sentiment d’être tenus d’emblée à l’écart.
Rien ne va troubler le barbecue qui se prépare. Les enfants courent dans tous les sens, s’amusent sur le toit en pente basse, et l’hôtesse Gracie s’angoisse à l’idée qu’il n’y ait pas assez de saucisses. Rien de plus banal, de plus ordinaire, dans cette longue demeure de bois à un étage longeant l’eau, éclatante de lumière, d’espace et de confort à l’intérieur, située dans la banlieue chic de Savannah, Georgia. Une de ces demeures typiques de la bonne bourgeoisie américaine, mais on ne saura jamais quel est le métier du mari et comment il a acquis cette aisance, d’autant qu’il semble passer son temps dans la maison.
Peu à peu, presque insensiblement, une confrontation s’installe entre les deux femmes : la vedette de la télévision et du cinéma Elizabeth Berry est venue faire connaissance de Gracie Atherton-Yoo, dont elle va interpréter le personnage dans un film. La vedette ne cesse de remercier l’hôtesse d’un «Thank you» maniéré horripilant, tandis que celle-ci l’invite à pénétrer son intimité, comme de partager leur dîner un jour suivant le barbecue. Le père autorise le fils en conflit avec sa mère à quitter la table, rien que de très ordinaire en somme.
Autre cœur du film: le face à face installé par le cinéaste entre les deux actrices, puisqu’il s’agit d’une confrontation entre deux femmes interprétées par Julianne Moore (Gracie) et Natalie Portman (Elizabeth). On pourrait dire que Haynes est «le Cukor des actrices contemporaines», après avoir révélé au grand public Julianne Moore dans «Far from Heaven» en 2002, ou choisi Cate Blanchett face à Mara Rooney dans «Carol» en 2015.
La confrontation entre les deux actrices est plus qu’attendue, mais comme tout le reste, elle s’installe par touches graduelles, jusqu’à la scène centrale où Gracie entreprend de maquiller Elizabeth comme elle, à sa demande. Elle pose son blush sur ses joues, puis son rouge à lèvres sur les lèvres de l’autre, puis la blonde et la brune nous regardent de face, dans le miroir. Aucune ressemblance. Ce n’est pas ainsi qu’on entre dans la peau de l’Autre, mais comment y parvenir ?
Cette interrogation irrigue tout ce qui suit. Si l’actrice est venue demander à la mère de famille de lui ouvrir son quotidien, si elle va interpréter son personnage, c’est parce que Gracie a été l’héroïne d’un «fait-divers». Vingt ans plus tôt, elle a été surprise avec son amant de treize ans, a fait de la prison, a divorcé et épousé son amant, et les voilà aujourd’hui avec leurs trois enfants. Inspiré en partie d’une histoire vraie, le scandale nous saute à la figure quand nous voyons les coupures de presse d’autrefois. D’où la scène initiale, et tous ces gâteaux alignés sur le comptoir de la cuisine de Gracie à l’intention des voisins qui lui passent commande pour lui témoigner leur soutien. Mais Gracie va bientôt mal supporter l’insistance de l’actrice qui veut se maquiller comme elle, que nous voyons se glisser sur le lieu de sa rencontre avec son amant pour rejouer leur extase, et s’adonner à des jeux de plus en plus malsains face à l’innocence (réelle ou feinte ?) de Gracie.
Étrangement, ce sentiment de rester extérieurs à l’histoire durant la projection va se modifier pratiquement dès qu’on quitte la salle: les lents travellings sur l’eau, les frissonnements dans les bois, les visages des deux femmes, les secrets effleurés nous ont durablement marqués et même imprégnés.
Lise Bloch-Morhange
Quelques remarques complémentaires : si le personnage de Gracie demeure énigmatique, il n’en est pas de même avec celui de Joe, son (très jeune) mari devenu père à un âge où les jeunes hommes américains se dispersent dans une adolescence insouciante. Plus le film avance, plus l’intérêt se déporte de Gracie et de sa confrontation avec Elizabeth vers Joe, une victime qui réalise à quel point sa vie a pu être déviée par cette passion de très jeune homme dont l’enfance a été brisée (cf la scène avec son fils qui lui fait expérimenter un joint). Tous les acteurs sont excellents mais la palme revient à Charles Melton, confondant de pudeur, de douleur rentrée et de blocage sidérant face à sa femme qui l’a infantilisé et vampirisé.