S’intéresser à la poésie peut parfois amener à frapper à des portes inattendues comme celles de la Banque Centrale d’Uruguay ou tout du moins son site Internet. Le point de départ étant une enveloppe à fenêtre, achetée un jour sur le marché des vieux papiers, avec comme en-tête « Banco Supervielle de Buenos Aires » filiale française (à l’époque) de la Société Générale, la banque au logo rouge et noir bien connu. Parce que cette enseigne partage la même origine que Jules Supervielle (1884-1960), poète dûment répertorié dans le Gotha tricolore. Jules qui a, on peut le dire écrit de jolies choses au cours de sa vie, est né en Uruguay, à Montevideo précisément, là où son oncle avait fondé la fameuse banque. Laquelle depuis, est partie prospérer en Argentine en laissant tomber derechef le pavillon français tout en conservant son vieil ADN. Quant à Jules Supervielle, il a pu user dès son plus jeune âge du papier à en-tête de la Banco Supervielle pour y calligraphier ses premiers mots puis ses premiers textes. De fil en aiguille c’est le moins que l’on puisse dire, d’autres informations du même tonneau, du même compte devrions-nous dire, sont apparues.
Jules Supervielle est resté un nom là-bas. Et c’est même celui du Lycée de Montevideo où un certain François Hollande vint faire un discours en 2016 après avoir fait étape au lycée Jean-Mermoz de Buenos Aires afin de vanter dans les deux cas la bonne maintenance de la culture française à l’export. D’autant que sur le plan de la poésie française, l’Uruguay est un cas à part puisqu’on lui doit également Jules Laforgue (1860-1887) et Isidore Lucien Ducasse plus connu sous le nom de Lautréamont (1846-1870). Ce qui caractérise les trois hommes c’est qu’ils sont de surcroît, tous issus d’une migration française dont la souche est pyrénéenne depuis le 19e siècle.
Cela forme déjà un nœud de coïncidences intéressant mais il s’en rajoute une autre qui nous ramène aux histoires de crédits et de découverts puisque le père de Jules Laforgue a débuté sa carrière à Montevideo dans un autre établissement bancaire, la banque Duplessis, fondé par un un certain Pablo Duplessis que les archives de la Banque centrale uruguayenne présente comme un « homme d’affaires français ». On peut d’ailleurs voir des titres sur le site internet de l’établissement où figure encore le nom Duplessis. Dans un de ses textes publié en 1966 chez Seghers, l’universitaire Marie-Jeanne Durry raconte que Laforgue avait vécu à Tarbes, chez des cousins germains qui s’étaient enrichis à Montevideo. Marie-Jeanne Durry y raconte que le pauvre Jules cohabitait dans « une froide atmosphère de maison avare », car « c’étaient des avares sans culture ni intelligence », au point qu’il proposa par courrier à une cousine de rembourser l’éclairage. De quoi nourrir une sérieuse nostalgie des cieux de Montevideo et de la longue traversée maritime que les Béarnais ou les Tarbais n’hésitaient pas à effectuer afin de tenter la chance. Quant à Lautréamont il semble qu’il vivait plutôt bien à Paris en 1867 car les subsides versés par son père transitaient par le banquier Darasse, correspondant à Paris du consulat de Montevideo, selon la Pléiade. Et avec lequel il entretenait des échanges épistolaires sur son œuvre littéraire.
Drôle de fil rouge que la banque, domaine a priori peu compatible avec l’espace où s’épanouit la poésie. Et pourtant, l’écrivain portugais Fernando Pessoa (1888-1935) avait conçu en 1916 un poème intitulé « Passage des heures », un beau texte assez long où il disait notamment: « Mon cœur tribunal, mon cœur marché, mon cœur salle de Bourse, mon cœur comptoir de banque ». Étonnant non? (1) On n’oubliera pas de mentionner à ce titre que Guillaume Apollinaire a également été employé de banque, dans la maison F. de Chateaufort et G. Poitevin, au 58, rue de la Chaussée d’Antin (2), période pénible qui n’a pu que mieux lui faire pressentir la nécessité d’un autre destin hors de la finance où il occupa également un poste pour le moins improbable de rédacteur en chef dans une revue spécialisée. Il est resté au moins une trace de son passage dans ce comptoir qui devait fortement sentir la vapeur d’encre dans des nuages d’agios, d’hypothèques et de ratios. Sur un formulaire de la banque F. de Chateaufort et G. Poitevin conservé à la BnF, figurent ces quelques notes qui constituait sans doute le plan crypté de son évasion: « Sept atlantide /harem /hausse (…) s’ensuit un chant harmonieux/se fourvoyer/Mots que doit renommer la gloire /La pourpre mort m’ait mis aux cieux. »
Apollinaire qu’on aimerait bien revoir. Mais comme disait Supervielle, « heureux celui qui dit entrez! ». Ils sont possiblement tous là-bas les poètes, se désaltérant sur les bords du Rio. « D’ailleurs ne tournez pas la tête: un miracle est derrière« , avait encore écrit Supervielle lequel avait sans doute quelques accointances avec cet univers mystérieux où trinquent ceux qui nous regardent en douce. Faciles à reconnaître du reste, leurs yeux sont couleur de cendre bleue.
PHB
Fernando Pessoa, que vous citez opportunément, a publié Le banquier anarchiste en 1922.
Précision bienvenue, merci. PHB
Merci cher Philippe pour l’évocation de ces « banquiers » paradoxaux. Citons-en un autre, romancier plutôt que poète, mais de la famille des grands lyriques : Jean Giono, employé du Comptoir national d’escompte d’Aix-en-Provence, de longues années durant.