“Une pierre / deux maisons / trois ruines / quatre fossoyeurs / un jardin / des fleurs / un raton laveur…” ainsi commençait, rappelez-vous, l’inventaire fantasque de Jacques Prévert (1900-1977) dans “Paroles” (1946). Le poète surréaliste poursuivait sa description, associant, dans un joyeux amalgame, un ecclésiastique, un furoncle, un fauteuil Louis XVI ou encore un cannibale. Et toujours des ratons laveurs. Cette énumération farfelue, qui a depuis donné naissance à l’expression “inventaire à la Prévert”, nous embarquait dans un monde plein de fantaisie, un monde que nous avions appris à aimer dès l’enfance, heureux de réciter les poésies de ce libertaire au cœur tendre qui nous encourageait à préférer la liberté à la stricte discipline d’une salle de classe. Avec “Fatatras ! Inventaire de Jacques Prévert”, actuellement à l’affiche du Théâtre de Poche Montparnasse, Anne Baquet et Jean-Paul Farré nous invitent, avec la complicité facétieuse de Gérard Rauber, à un inventaire poétique plein d’entrain et d’esprit où nous (re)découvrons pêle-mêle le poète, le cinéaste, l’anarchiste, le surréaliste… Un hommage des plus réjouissants !
Sur la petite scène du Poche, des draps couleur crème recouvrent ce que l’on imagine être des meubles, telle une maison de vacances fermée de longs mois que l’on s’apprête à rouvrir pour l’été. Dévoilés au fur et à mesure, accessoires et instruments surgissent au moment voulu pour accompagner textes et chansons: un siège, une grande malle en bois, avec son amusant bric-à-brac musical, un orgue de barbarie, un piano miniature…
Les textes alternent avec les chansons et, s’ils nous sont pour la plupart connus, ils nous arrivent par petites touches, comme par surprise, joliment imbriqués les uns dans les autres. Et toujours dans la joie et la bonne humeur. “La famille tuyau de poêle”, “La pêche à la baleine”, “Les enfants qui s’aiment”, “Dans ma maison”, “Les feuilles mortes”… Le plus populaire de nos poètes modernes se montre tour à tour libertaire et subversif, romantique et tendre, et d’une touchante espièglerie.
Cet inventaire est placé sous le signe de la musique et les compositions de Joseph Kosma, réarrangées pour l’occasion par Damien Nédonchelle, rythment poèmes, dialogues de films, aphorismes humoristiques et jeux de mots rigolos. Jeu et partition chantée s’entrelacent à plaisir dans un véritable spectacle de théâtre qui n’a rien d’un récital. Gérard Rauber a imaginé ici une mise en scène ludique et enlevée, où le mouvement est roi et l’esprit à la légèreté.
Et on ne pouvait rêver interprètes plus appropriés qu’Anne Baquet et Jean-Paul Farré pour célébrer Prévert. Pantalon à bretelles, chaussures à talons plats, cheveux retenus par deux petites couettes, la chanteuse lyrique s’avère toujours aussi mutine. Dès son premier récital, “J’aurais voulu dev’nir chanteuse” (1997), la soprano s’est fait remarquer pour son style léger et fantaisiste inimitable, interprète sensible et espiègle de grandes plumes contemporaines telles Anne Sylvestre, René de Obaldia, Georges Moustaki ou encore François Morel. La chanteuse, fille du célèbre violoncelliste, alpiniste et acteur Maurice Baquet, est comme chez elle chez Prévert. D’ailleurs le poète était un ami de la famille et Anne a grandi entourée de ses livres, de ses dessins, de ses collages… Une belle complicité la lie à son compagnon de scène, Jean-Paul Farré. Le comédien, passé maître dans les solos musicaux à tendance burlesque, a lui aussi de la fantaisie à revendre. L’ambiance est à la joie et à la connivence, et rien n’est cloisonné: le comédien joue du triangle comme du piano, tout en poussant la chansonnette, et la chanteuse s’adonne avec joie au mélodica et joue la comédie…
Tous deux sont excellents. Leur amusement est contagieux. Et quel bonheur d’entendre ces textes que nous connaissons par cœur, mais dont nous ne nous lassons jamais : “Je suis comme je suis / Je suis faite comme ça / Quand j’ai envie de rire / Oui je ris aux éclats / J’aime celui qui m’aime / Est-ce ma faute à moi / Si ce n’est pas le même/ Que j’aime chaque fois…” ou encore “Rappelle-toi Barbara / Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là / Et tu marchais souriante / Épanouie ravie ruisselante…” Et telle ou telle réplique surgie à l’improviste, nous évoque de belles images en noir et blanc à jamais gravées sur l’écran de notre mémoire: “T’as d’beaux yeux, tu sais.” (“Le Quai des brumes”); “Moi, j’ai dit bizarre, bizarre, comme c’est étrange ! Pourquoi aurais-je dit bizarre, bizarre?” (“Drôle de drame”) ou encore “Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour…” (“Les Enfants du paradis”). Ah le réalisme poétique de Prévert et Carné…
C’est dans une joie communicative, des triangles suspendus à un parasol, que Baquet et Farré nous livrent une merveilleuse interprétation de “En sortant de l’école”. À croire que l’enfance ne les a jamais quittés. Et nous non plus, par ricochet… Un spectacle jubilatoire dont on ressort fringant et heureux !
Isabelle Fauvel