Derniers secrets

Heureusement que Bruno Monsaingeon a filmé longuement le légendaire baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau en 2008 dans sa belle demeure près de Munich, tranquillement, jour après jour. Deux légendes face à face, que la chaîne Mezzo nous a permis récemment de revoir. Si le nom de Glenn Gould (1932-1982) vous dit quelque chose aujourd’hui même si vous n’avez jamais assisté à ses concerts, c’est grâce à ce célèbre réalisateur fou de musique, né en 1943, adorateur du controversé pianiste canadien. Concerts, répétitions, retraites, portraits, fugues et partitas de Bach, le cinéaste ne cessera d’assouvir son obsession gouldienne, jusqu’à l’année 2006 où il proposera «Glenn Gould, au-delà du temps» (DVD Idéale Audience International). Tout aurait commencé pour lui par la découverte, à quatre ans, d’un 78 tours de Yehudi Menuhim (1916-1999) dans «La Danse hongroise en si mineur» de Brahms. Il doit patienter jusqu’à treize ans pour tenir son premier violon entre ses mains, et le coup de foudre avec Menuhim a lieu en 1962, lors d’une master-class à Darlington, dans le Devonshire anglais. Comme avec Gould, il est presque impossible de ne pas avoir vu un jour ou l’autre à la télévision des images signées Monsaingeon du phénomène américain naturalisé anglais, jusqu’à ce portrait autobiographique «Le violon du siècle» datant de 1995 (DVD Idéale Audience).

On ne sait pas pourquoi l’apprenti violoniste a bifurqué ensuite vers des films musicaux pour l’ORTF dès les années 1970. A-t-il été intimidé par la fulgurance d’un Menuhin ou d’un David Oïstrakh ? Avec Dietrich Fischer-Dieskau, l’histoire d’amour date de 1991-1992, par un cycle couvrant un récital de lieder de Schumann, un autre de 25 lieder de Schubert filmé en public à l’Opéra de Nurenberg, un récital «La Belle Meunière» de Schubert filmé en public à la Salle Pleyel, et «Le Maître chanteur», soit trois cours d’interprétation, deux «leçons» de lieder et un cours d’interprétation des «Noces de Figaro» de Mozart. Car «le baryton du 20e siècle» dont la carrière durera près de cinquante ans, abordera tous les genres, quelque 1500 lieder mais aussi plus d’une centaine d’opéras, des opérettes, des messes, cantates, oratorios, de toutes les époques, tous les styles, par les plus connus comme les moins connus des compositeurs. L’opéra étant comme tout spectacle vivant un art éphémère, et le disque classique connaissant son âge d’or, l’héritage de Dietrich Fischer-Dieskau se situe avant tout dans le domaine du lied. Non seulement il n’a cessé d’enregistrer, mais il a littéralement écrasé la compétition au temps de son règne, durant presque toute la seconde moitié siècle dernier. Si bien qu’il a «parrainé» les générations suivantes, avec Christoph Prégardien ou Mathias Goerne, ou de nos jours le fiston Julian Prégardien.

Le cinéaste reviendra auprès de son ami baryton en 1993 pour un portrait intitulé «Le chant de l’âme» (sorti en 1995), et pour ces «Ultimes paroles» («Last words») tournées en 2008, dans la propriété des rives du lac Starnberg. Il fallait alors une bien grande confiance entre les deux hommes pour que le pudique baryton de quatre-vingt-trois ans se laisse filmer, après avoir abruptement annoncé ses adieux à la scène dès 1993. Nous allons de surprise en surprise. Sur fond de bibliothèque et piano, en chemise gris clair à rayures, col ouvert, toujours aussi beau à son âge avec ses cheveux blancs et cet éclair d’ironie qui s’allume dans son regard dès qu’il parle, le grand homme évoque sa mère «qui chantait effroyablement mal», «les chanteurs médiocres qui l’ont beaucoup stimulé», sa passion pour l’opéra et les lieder dès 8-9 ans, ce professeur avec lequel il a interprété toutes les cantates de Bach en un an sans que celui-ci lui apprenne quoi que ce soit. Il se croit ténor avec sa voix montant dans l’aigu, mais son second professeur, un vrai, «exigeant et charmant, si petit qu’il n’avait pas pu faire carrière à l’opéra», lui dévoile «l’importance du registre de poitrine, le registre médian». Photos d’époque : il est si beau, avec cette haute silhouette qui lui ouvrira tant de rôles mozartiens et autres. Un an plus tard, le voilà sur la scène de l’opéra de Berlin, mais à dix-sept-ans, en 1942, il est enrôlé dans l’armée. Quatre années dont deux comme prisonnier des Américains, qu’il charme grâce aux lieder de Schubert.

Vient alors la rencontre de sa vie avec la soprano roumaine Julia Varady, une des plus fabuleuses divas de son temps. L’incandescence même : Bruno Monsaingeon lui a consacré quatre documentaires. Elle a seize ans de moins que son futur mari, elle est magnifique, ils formeront le plus extraordinaire couple du monde lyrique, à la scène comme à la ville. Assise à côté de lui en robe blanche, ils évoquent leur rencontre… Enfin le maître interprète, tout sourire, confiera à son ami son dernier secret, combien il importe de chanter l’opéra comme le lied, et le lied comme l’opéra. Un conseil plus que précieux…
Le documentaire sortira en 2013, un an après la disparition de Dietrich-Fischer Dieskau.

Lise Bloch-Morhange

Bruno Monsaingeon Edition «Dietrich Fischer-Dieskau». EuroArts & Idéale Audience (6 DVD + 1 livre de 204 pages). Parution 2013

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4 réponses à Derniers secrets

  1. KRYS dit :

    Merci Lise pour ces rappels biographiques et cette invitation au bonheur musical.

  2. Mercure dit :

    Que de souvenirs remontent à la surface d’une tournée en Ursss dans les années 70. Merci pour ce rappel très évocateur.

  3. catherine Chini Germain dit :

    Une nouvelle fois, grâce à Lise, ma connaissance musicale est de plus en plus enrichie.
    Merci

  4. Inès van der Smit-Korbee dit :

    Merci pour ce rappel ! J’ai passé du temps précieux à visionner les documentaires de Bruno Monsaingeon !
    Au plaisir de vous lire, cordialement

    Inès van der Smit

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