Au milieu de l’avalanche de fictions qui occupent toutes sortes d’écrans, les documentaires font mieux que bonne figure. Ils offrent même une agréable diversion face aux romans filmés dont on finit par deviner les ficelles à force d’en ingurgiter les intrigues. La chaîne Arte, à raison très sélective, vient de frapper les trois coups avec une bonne série documentaire en trois volets et en trois heures sur les triades (mot qui signifie trois) chinoises. Et singulièrement sur leur prospérité galopante à travers le globe, sachant que le trajet de leurs intérêts, guidé par le lucre, apparaît comme irrésistible et tentaculaire. Leur puissance financière est déconcertante. Tout comme la décontraction des différents chefs qui avouent sans peine, face caméra, les activités criminelles des organisations qu’ils fédèrent, allant du jeu à la prostitution, du blanchiment d’argent aux prêts sur gage. Le documentaire de Antoine Vitkine (2023) laisse bien souvent pantois avec des scènes très crues de victimes baignant dans leur sang sauf qu’au contraire de la fiction, personne ici ne joue la comédie. À une nuance près puisque, averties des vertus de la communication, les triades se sont mises au cinéma.
D’abord pour des films de gangsters où ils mettaient ni plus ni moins leur vie en miroir avec, du plus haut gradé jusqu’à la base, des hommes en costume-cravate, armés par dessous. On n’y voit pas de femmes sauf quand il s’agit de les exploiter comme croupières dans les casinos de Macao ou dans les bars à hôtesses qui cartographient d’une certaine manière les territoires des zones conquises. Les premiers films produits par eux, en valorisant la fonction de bandit, n’avaient pas que pour fonction celle de distraire, mais aussi de favoriser le recrutement de jeunes gens que les beaux costumes, les belles voitures et possiblement les filles faciles pouvaient attirer. Mais nous explique-t-on ici, les scénarios ont encore évolué. Avec l’arrivée de Xi Jingping au pouvoir, il a fallu composer. Les films réalisés ont alors pris une tournure plus conforme aux ambitions politiques de Pékin. Les triades se sont adaptées, proposant même leurs services pour mater les poussées démocratiques de la population à Hong Kong ou Macao, anciennes colonies anglaise et portugaise, ou pour entraver l’indépendance de Taïwan. Comme toute organisation mafieuse, les triades baptisées de noms fantaisistes comme « Bambou uni », « Sun Yee On », « 14 K » avec d’autres sobriquets pour les succursales, savent obliger partout où elles se trouvent, en échange de la bienveillance des pouvoirs locaux et de leur permission de faire des affaires.
Sur trois volets, Antoine Vitkine a eu le temps de remonter aux origines de ces associations secrètes jusqu’à leurs implantations internationales y compris en France. Comme le dit en substance l’un des intervenants, « là où il y a une diaspora, nous y sommes aussi ». Et il y a toujours moyen de s’entendre, à écouter les chefs dont certains ont tout de même fait un séjour en prison. L’humour est rare dans ce tournage sur les réalités vibrionnantes des gangs célestes. Sauf peut-être une fois -mais c’est involontaire- lorsque l’on entend dire à propos du chef de la Sun Yee On: « Aujourd’hui Dent-Cassée se cache ». Phrase dont on peut inverser deux mots pour rire, mais la plupart du temps, on frémit quand même à l’évocation et aux propos de gens comme « la Clope », « le Vaurien » ou « le Cogneur », celui que l’on voit s’entraîner avec des gants de boxe.
Les « sociétés du ciel, de la terre et des hommes », appellation moins connotée que triade, s’adaptent donc sans arrêt, c’est même nous détaille-t-on ici, leur règle de survie. Très à l’aise, l’un des grands chefs (qui peut se permettre le luxe de ne pas porter de cravate), explique que la politique est préférable à la violence. Ce qui peut être compris comme une menace à peine voilée. Mais il souligne aussi qu’investir dans des activités légales comporte maints avantages. Si l’on excepte toutefois les conditions de travail qui prévalent dans certaines usines sous leur contrôle où les autorités ne sont pas trop regardantes. Fermer les yeux a toujours un prix, voire une prime.
L’un des moments les plus spectaculaires des trois volets, est la cérémonie entourant la mort d’un chef, dont la voiture blanche est encadrée et suivie d’une foule impressionnante d’hommes en costumes sombres. La démonstration de force s’y lit sans lunettes et le message qui en émane n’a pas besoin d’enveloppe avec le nom d’un destinataire dessus.
PHB