Le film d’Ettore Scola “Une journée particulière” (1977), par son déroulement à huis clos, se prête tout particulièrement à la scène. D’ailleurs, dès 1982, il avait fait l’objet d’une adaptation théâtrale par l’épouse même du réalisateur, Gigliola Fantoni, le coscénariste Ruggero Macari et la traductrice Huguette Hatem. À l’époque, la pièce avait été mise en scène par Françoise Petit et jouée par Nicole Courcel et Jacques Weber, tous deux interprétant les rôles tenus à l’écran avec maestria par Sophia Loren et Marcello Mastroianni. Aujourd’hui, c’est Lilo Baur qui signe une nouvelle création de cette adaptation scénique, avec Laetitia Casta et Roschdy Zem dans les rôles titres. Cette comédie dramatique, par sa construction, rappelle d’ailleurs la tragédie classique avec la règle des trois unités : l’unité de lieu (l’immeuble), d’action (une seule intrigue) et de temps (une seule journée). Très fidèle au film, la pièce est un plaidoyer contre l’obscurantisme, le machisme et l’homophobie dans l’Italie fasciste de Mussolini, à la portée intemporelle. C’est aussi une très belle histoire: la rencontre entre deux êtres que tout oppose et qui vont apprendre, le temps d’une journée, à se connaître et à s’aimer.
Il en fallait du courage et du talent pour faire oublier Sophia Loren et Marcello Mastroianni dans ce chef-d’œuvre cinématographique qu’est “Une journée particulière” ! La metteuse en scène Lilo Baur et ses deux célèbres interprètes l’ont eu.
Mais rappelons brièvement l’intrigue pour ceux qui ne la connaîtraient pas. L’action se déroule le 6 mai 1938, le jour de la visite d’Hitler à Mussolini à Rome. C’est une journée de fête pour les Italiens. Alors que la population entière se rassemble pour accueillir le Fürher, trois habitants d’un immeuble restent chez eux : Antonietta, une mère de famille de six enfants, Gabriele, un journaliste célibataire, et la gardienne de l’immeuble. Grâce au perroquet d’Antonietta qui s’est échappé de sa cage et réfugié sur le rebord de la fenêtre de Gabriele, les deux voisins sont amenés à se rencontrer et à faire connaissance. Alors qu’Antonietta, épouse et femme au foyer modèle, admiratrice du Duce, n’a pu se rendre au rassemblement à cause de ses tâches ménagères, c’est par conviction que Gabriele n’y est pas allé. En tant qu’homosexuel, il ne se reconnaît pas dans “l’homme nouveau” (mari, père et soldat) prôné par le fascisme, un idéal de pureté nationale qui nourrit l’homophobie et le met au ban de la société.
Ces deux êtres que tout semble opposer vont progressivement se révéler l’un à l’autre et se comprendre. Au contact de Gabriele, homme raffiné et prévenant, l’épouse bafouée et trompée prend soudain conscience de toute l’iniquité de sa condition et de la doctrine mussolinienne. En se confiant l’un à l’autre, ces deux êtres brimés par le régime vont se rapprocher et vivre un grand moment de tendresse qui va les réconforter et les aider à avancer. Auprès d’Antonietta, Gabriele, qui vient d’être licencié de la radio à cause de son homosexualité et s’apprêtait à mettre fin à ses jours, retrouve sa dignité. C’est la rencontre de deux âmes esseulées qui se sont reconnues.
Lilo Baur a joué ici la carte de la fidélité, reprenant littéralement le contexte historique –si, dans notre époque troublée et incertaine, l’Italie fasciste de Mussolini trouve malheureusement encore des échos en quelques endroits de la planète, elle n’a pas cherché à l’actualiser–, et allant jusqu’à reproduire quasi à l’identique les costumes du film: la robe à motifs d’Antonietta et le pull bordeaux sans manches de Gabriele désormais imprimés à jamais dans notre mémoire. Là encore, dans des rôles à contre-emploi, la pièce repose essentiellement sur le jeu des deux interprètes principaux. Le mari et la gardienne, telle la voix omniprésente de la radio diffusant les commentaires sur la rencontre historique Hitler-Mussolini, ne sont ici qu’un rappel de l’oppression. Une mise en scène virevoltante autour de panneaux tournants –superbe scénographie de Bruno de Lavenère– permet très astucieusement de matérialiser l’espace feutré des deux appartements et celui, dégagé et baigné de lumière, de la terrasse où est étendu le linge blanc de la maisonnée. Quelques pas de rumba, une déambulation en trottinette… apportent vie et allégresse dans cette atmosphère étouffante, tels des instants de bonheur volés.
Dans un jeu tout en sensibilité et intériorité, Laetitia Casta et Roschdy Zem sont extrêmement convaincants. L’acteur fait montre d’une présence intense et s’avère particulièrement poignant en homme blessé, trouvant auprès de cette femme simple et ignorante, écoute et estime. Laetitia Casta, dont le jeu n’est plus à louer tant elle nous avait éblouis il y a peu dans “Clara Haskil Prélude et Fugue” (1), est très touchante en mamma sacrifiée qui, regardée et troublée par tant d’attention, se sent enfin exister. Dans la scène finale, son émancipation possible par la lecture, grâce au livre que lui a offert Gabriele, est une lueur d’espoir contre toute forme d’obscurantisme. Un spectacle d’une beauté solaire.
Isabelle Fauvel