La crèche provençale a la particularité de mêler sacré et profane. Elle comporte, bien sûr, la Sainte famille du Nouveau testament, Marie, Joseph, le petit Jésus, les bergers et leurs moutons, et, à l’Épiphanie, Balthazar, Melchior et Gaspard, les trois rois mages. Se joignent à eux les habitants d’un village du Midi, sous le patronage de l’Ange Boufareù, le maire, le curé, le meunier, le tambourinaire, le gendarme, la poissonnière, le boumian, le pistachier, l’Arlésienne… Sans oublier le ravi. Cette année apparaît un petit nouveau, le Bernard Tapie. Un santon spécifique a en effet été créé cette année par un atelier d’Aubagne. Il est vêtu de son blazer bleu, portant la «coupe aux grandes oreilles». Ainsi dénomme-t-on, à Marseille, le trophée du tournoi annuel européen des clubs champions de l’UEFA ( Union Européenne des Associations de Football), gagnée par l’Olympique de Marseille contre l’Associazione Calcio Milan, le 26 mai 1993. Selon la guillerette métaphore du principal intéressé, tout à la fois propriétaire et président du club, cette coupe ne va pas tarder «à être remplie de merde».
Car six jours auparavant, s’était disputé, au stade Nungesser, le match Olympique de Marseille – Union sportive Valenciennes-Anzin, resté dans les mémoires comme le symbole de la magouille footballistique, avec le nom «affaire VA-OM». En 1986, écoutant la suggestion d’Edmonde Charles-Roux, épouse du maire Gaston Defferre, Bernard Tapie se porte acquéreur, pour 1 franc symbolique, d’une équipe à la ramasse, tant financière que sportive. Histoire d’obliger ses amis ! «Quand Tapie est arrivé dans le foot», retiendra le journaliste Alain Vernon, «les Marseillais étaient contents, il amenait avec lui son pognon et sa belle gueule».
Du pognon, il en avait plein, gagné selon une méthode mise au point avec un jeune avocat spécialisé dans le droit des faillites, Jean Louis Borloo. Elle consistait à racheter des entreprises en cessation de paiement pour une somme dérisoire, couper dans les coûts, licencier massivement, restructurer, et revendre l’actif au prix fort. Son intervention, en 1980, dans le dossier Manufrance, lui avait valu le sobriquet de Tapie l’équarisseur.
Sa belle gueule, il possédait mieux que cela : l’image du prolo d’origine monté au sommet de la réussite, une pointe de vulgarité, le langage des bistrots, le sens du tutoiement facile, un culot en béton armé. «Il aurait», avait relevé un connaisseur, «vendu des confettis à la porte d’un cimetière». Tout ce qu’il fallait pour séduire le supporter de base. L’OM va devenir, par son entregent et le recrutement de jeunes joueurs prometteurs, l’une des meilleures équipes de France.
S’agissant de «l’affaire VA-OM», les circonstances ne font plus aucun doute. Le directeur-délégué du club, Jean Pierre Bernès, propose par téléphone à trois membres de l’équipe adverse de l’argent en liquide pour jouer mou. «Vous avez une chance sur dix de gagner- alors, tu préfères perdre avec vingt boulettes (à peu près 31.000 euros) en poche, ou avec zéro franc ?». Les motifs d’une telle démarche ? Compter une victoire de plus en championnat de France, tout en disposant de tous les équipiers titulaires contre Milan.
Mais, tarabusté par sa compagne, l’un des bénéficiaires se lâche à la presse. Dépôt de plainte contre X par la Ligue Nationale. Le procureur de Valenciennes, Eric de Montgolfier diligente une enquête, avec mise en examen du sieur Bernès. Ce dernier avouera avoir agi sur ordre de son patron, lequel demande un rendez vous au magistrat pour étouffer le coup. Sa première phrase plante le rapport de force : «Pardon, monsieur le Procureur, je suis en retard, j’arrive de l’Élysée, j’étais avec le Président», puis vient la flatterie, suivie d’un essai de connivence. Message subliminal, «mon garçon, si tu sais être compréhensif, tu n’auras pas à le regretter». Grave erreur sur la personne. Nanard est tombé sur un interlocuteur imperméable à ce genre de rhétorique, doté d’une curieuse croyance aux devoirs d’exemplarité des politiques. Ayant vu le bestiau de près, Eric de Montgolfier remarquera: «on peut trouver bien des qualités à Bernard Tapie, exceptée la finesse.»
La suite est connue. Pour l’OM, le dépôt de bilan, plombé par ses dettes, puis la vente
à Robert Louis-Dreyfus. Pour Bernard Tapie, sa condamnation des chefs de corruption et subornation de témoins, puis l’incarcération à la Santé, matricule 265 449 G. Manque un épisode, l’évasion. C’eût été farce, photos exclusives dans Paris Match, la lime clandestinement passée dans un bloc de foie gras, les barreaux de la cellule sciés à ras, les draps noués pendouillant au mur d’enceinte. Dommage ! Ensuite, il entrera, jusqu’à sa mort, dans un autre feuilleton à rebondissements, l’affaire Adidas, couillonné par plus malins que lui.
Les supporters de l’OM, pas rancuniers, feront un triomphe à son cercueil, au Stade vélodrome, le 7 octobre 2021. Le dessinateur Lefred-Thouron , dans le Canard enchaîné, conclura, par une caricature: «Et dire que c’est la dernière fois qu’il part avec la caisse !».
Jean-Paul Demarez