D’une certaine façon, Louis Aragon a tenté de se suicider deux fois. D’une part en réel à Venise mais l’opération fit long feu, d’autre part en publiant un recueil poétique, modèle extrême d’auto-démolition, chez Gallimard en 1929. Il y a cinquante ans précisément, en 1973, l’homme quelque peu âgé qu’il était devenu avait écrit une sorte de post-scriptum à son œuvre. Concernant « La grande gaîté », le fameux recueil joliment maquetté en rouge et noir, c’était plutôt une forme d’addendum qu’il inséra sous le titre « Tout ne finit pas par des chansons ». Mais le livre que l’on trouve facilement en rayon chez Gallimard est encadré dès le début par une longue préface de Marie-Thérèse Eychart qui apporte ainsi une mise en contexte historique indispensable. Et donc à la fin par l’auteur lui-même, lequel donne en quelque sorte sa version des faits. Il s’agit d’un ouvrage où la poésie telle que la pourraient concevoir les esprits les plus larges, est quasi absente: pas plus d’étoiles à rallumer que de pinsons sur les branches. Cette « Grande Gaîté » procède surtout d’un « jeu de massacre » ainsi que l’écrit assez justement Marie-Thérèse Eychart. Le cœur du sujet est fait d’une histoire sentimentale durant l’entre-deux guerres et si violente qu’elle amena plus tard Aragon à écrire qu’il avait dû « porter le mot amour et le reste au brisoir ».
Tout cela parce qu’avant Elsa (Triolet) il y eut Nancy Cunard, héritière de la compagnie maritime du même nom, vivant grand train, brûlant sa vie avec méthode dans les milieux artistiques d’Europe. Pour elle, Aragon était un trophée qu’elle entraînait dans ses pérégrinations diurnes et nocturnes. Elle aimait, disait-elle, fréquenter les « imbéciles » mondains que Aragon ne pouvait pas « blairer ». Elle avait une sensualité débordante que l’écrivain à lui seul ne pouvait combler, au point qu’elle lui imposa de composer avec la présence d’un autre amant, Henry Crowder. Loin de son univers fabuleusement esthétique dont Aragon était capable, son dépit issu de cette relation se résume ainsi crûment dans le poème « Cinéma »: « Il y a ceux qui bandent/Il y a ceux qui ne bandent pas/Généralement je me range/Dans la seconde catégorie. » Attaché comme un wagon à sa locomotrice exubérante, il ne pouvait qu’écrire plus loin dans « Voyages »: « Comme il allait de con en con/Il devint terriblement triste/Comme il allait de con en con/Terriblement triste. » Et d’ailleurs sale con lui-même comme il l’écrit en titre d’un poème de seulement deux vers.
Celui qui à l’époque se rapprochait de plus en plus du Parti Communiste, réalisait combien il était difficile de suivre un personnage également auto-destructeur, flambant au kérosène ses revenus d’héritière. Au point qu’elle finira demi-folle et passablement désargentée. Mais du temps de Venise ce n’était pas encore le cas et Aragon, comme il le raconte dans son addendum, dut pour financer son séjour, se résoudre à vendre une « Baigneuse » de Georges Braque, peinte en 1908, achetée à bon prix lors de la dispersion Kahnweiler et aujourd’hui dans les collections du Centre Pompidou. Il avait confié la cession à un certain Marcel Noll, lequel lui aussi, avait fort à faire sur le plan financier avec une certaine Youki, belle maîtresse du peintre Foujita et future femme du beau poète Robert Desnos. Marcel Noll disait-on, avait un peu tendance à pratiquer l’abus de confiance afin de continuer à éblouir Youki, au point qu’on le trouvera à demi-péri dans la Seine, ce fleuve dont Aragon disait durant cette période compliquée, qu’il ressemblait à une « tisane renversée ». Le fric arriva un peu tard à Venise, après le suicide raté semble-t-il, mais constitua pour l’écrivain une sorte d’apaisement salvateur, une bouée de secours pour gagner la rive.
En lisant ce livre, l’on songe à quels dégâts peut ainsi causer une relation amoureuse où l’envers de chaque caresse devient comme un éclat tranchant. La « Grande Gaîté » a quelque chose d’assez édifiant en ce sens, où la beauté quand il en reste, y sent le plastique brûlé. Et l’amertume d’Aragon, dans le « Poème à crier dans les ruines », a de son côté le goût du vinaigre industriel. C’est dire si l’ensemble pue à dessein. Singulièrement lorsqu’il propose à quelqu’un que l’on devine: « Crachons si tu veux bien/Sur ce que nous avons aimé ensemble/Crachons sur l’amour/Sur nos lits défaits/Sur notre silence et sur les mots balbutiés. » Désabusé, malheureux, Aragon avait en bouche la salive stagnante du tuberculeux alité.
Il décrivit enfin son recueil comme enveloppé « dans une robe de sang portant un rectangle noir où se lit saignant son titre amer ». Pouvait-on faire ambiance plus terrible quand l’insomnie de l’auteur est « comme une femme à la fin lasse échappe aux bras nus qui l’enlacent ». Heureusement qu’Elsa un jour intervint pour récupérer le spéléo en perdition. Sa vie pouvait recommencer le dit-il, « à partir » d’elle. Sans crucifixion au menu des amours déçus.
PHB
Dans le Roman inachevé (56), Aragon se souvient encore de Nancy :
J’avais ma peine et ma valise
Et celle qui m’avait blessé
Riait-elle encore à
Venise
Moi j’étais déjà son passé
(Après l’amour)
Mais quelques vers plus loin il se console (J’ai pris la main d’une éphémère, etc.)…
Une autre grille de lecture de La Grande Gaité pourrait être l’homosexualité (dissimulée) de Louis Aragon. Alors qu’il se veut l’amant de Nancy Cunard, une des plus jolies femmes de son époque, il se range dans le camp de « ceux qui ne bandent pas ». A tel point que Nancy Cunard a dû s’adjoindre un autre partenaire le musicien de jazz afro-américain Henry Crowder pour parvenir à ses fins. L’homosexualité d’Aragon était pourtant de notoriété publique. Pierre Drieu La Rochelle l’avait évoquée dans son roman Gilles de 1939 sous les traits de Galant, l’un de ses personnages.
Il aura fallu une quarantaine d’années et la mort d’Elsa Triolet en 1970 pour qu’Aragon vive son homosexualité au grand jour après une liaison supposée ― et démentie par ce dernier ― avec Jean Ristat son secrétaire particulier qui deviendra son exécuteur testamentaire.