À 25 ans, le pianiste Paul Wittgenstein est à l’aube d’une belle carrière. Né en 1883 dans une famille riche et cultivée (son frère cadet sera le philosophe Ludwig Wittgenstein) il se dirige naturellement vers le métier de concertiste. À Vienne, dans la maison familiale, la musique fait partie de la vie quotidienne. La maman est une excellente pianiste et l’on reçoit fréquemment à la maison des compositeurs comme Gustav Mahler ou Richard Strauss. Paul bénéficie de l’enseignement des meilleurs professeurs dont le réputé Theodor Leschetizky, qui forma des pianistes aussi légendaires qu’Arthur Schnabel ou Paderewski. Mais en 1914 le monde va basculer. Comme tous ceux de sa génération, Paul est contraint de rejoindre l’armée combattante. Cette fois, la chance n’est plus au rendez-vous. Dès le début du conflit, au cours d’un assaut en Pologne, le jeune homme est blessé au bras droit avant d’être capturé par l’armée russe. Prisonnier en Sibérie, il devra être amputé pour éviter la gangrène. Une vie brisée, une carrière artistique avortée ? C’était sans compter sur la force de caractère peu commune du jeune homme qui, devenu manchot, ne renonce pas pour autant à sa vocation de pianiste. Puisqu’il n’a plus l’usage de ses deux mains, eh bien… il jouera des pièces écrites spécialement pour la seule main gauche.
Mais on l’imagine, le répertoire est infime, quasiment inexistant, mis à part des études à visée pédagogique. Le jeune homme commence par réaliser lui-même des transcriptions pour main gauche d’œuvres déjà publiées. Et avec ce répertoire dont il est le seul représentant, Wittgenstein entreprend des tournées en Europe, aux États-Unis et au Proche-Orient. Avec succès.
Il lui faut aller plus loin. Il se met alors en tête de passer des commandes aux compositeurs en renom. Il contacte notamment Prokofiev qui lui livre en 1930 son quatrième Concerto. Mais l’œuvre, comportant des «difficultés transcendantales», n’eut pas l’heur de plaire au commanditaire qui refusa catégoriquement de l’interpréter. «Je ne comprends rien, pas une seule note» déclara-t-il à Prokofiev qui en fut meurtri. Ce n’est qu’en 1956 que le public put enfin découvrir ce concerto, créé à Berlin par un autre pianiste également blessé au bras droit, mais lors de la deuxième Guerre, Siegfried Rapp.
Le pianiste devait encore s’adresser à d’autres compositeurs, parmi lesquels Erich Korngold, Richard Strauss et Benjamin Britten. Le plus connu des Concertos pour la main gauche, c’est évidement celui de Ravel, que Wittgenstein avait également sollicité. Il s’agit d’un incontestable chef-d’œuvre, d’une profondeur et d’une tension dramatique qui ne se relâche jamais et que la plupart des grands pianistes auront à cœur d’enregistrer (plus de 30 versions au catalogue !). Wittgenstein qui, en plus de sa force de caractère, avait peut-être tout simplement…mauvais caractère, ne fut pas séduit. Avec maladresse, et sans en référer au compositeur, il procéda à quelques «arrangements» dans la partition. L’épisode est relaté par la grande pianiste Marguerite Long : « Ravel s’avançait lentement vers Wittgenstein et lui dit : “ – Mais ce n’est pas cela du tout ! “. Et l’autre de se défendre : “ – Je suis un vieux pianiste et cela ne sonne pas. “ – Je suis un vieil orchestrateur et cela sonne !“ répliqua Ravel.» Les deux hommes restèrent longtemps en froid. Bien plus tard, l’atrabilaire Wittgenstein fit amende honorable : « C’est après avoir étudié le concerto pendant des mois que je commençai en être fasciné, et que je réalisai de quelle grande œuvre il s’agissait».
Quoi qu’il en soit, un nouveau corpus s’était constitué et l’initiative de Wittgenstein ne fut pas sans lendemain. Dans les années 1960, le grand Léon Fleisher, premier Nord-Américain lauréat du concours Reine Elisabeth, s’était retrouvé à 36 ans privé de l’usage normal de sa main droite, victime de dystonie focale, la fameuse «crampe du musicien», terreur de tous les pianistes. Surmontant une sévère dépression, il se tourna vers ce répertoire très particulier dans lequel il put à nouveau faire preuve de son exceptionnel talent. Plusieurs compositeurs écrivirent également des pièces à son intention. En 1966, le public découvrait même un Concerto pour deux mains gauches ! L’Américain William Bolcon l’avait spécialement écrit pour Léon Fleisher et un autre pianiste souffrant de la même pathologie, Gary Grafman.
Plus récemment, et plus près de nous, le pianiste français Maxime Zecchini représente un cas particulier. Il ne souffre d’aucune pathologie ni infirmité. Ses deux mains sont valides. Mais à 25 ans, au sortir du Conservatoire, l’étude du Concerto de Ravel a été pour lui une révélation :«J’ai été fasciné par le prodige d’avoir l’impression d’entendre deux mains alors que seulement une jouait». Il décida alors d’explorer systématiquement ce territoire peu fréquenté par ses confrères. Le résultat : des concerts aux quatre coins du monde et l’enregistrement d’un coffret de dix CD présentant 48 compositeurs et 78 pièces de musiques, toutes pour main gauche ! (1) «Derrière chacune des pièces, précise le pianiste, il existe toujours une histoire humaine, une rencontre. Un contexte particulier». Encore ne s’agit-il que d’une «anthologie» : le nombre des pièces spécialement écrites pour la main gauche avoisinerait les 600.
Gérard Goutierre
Yuja Wang s’est plutôt bien débrouillée la semaine dernière à la Philarmonie de paris..
Avec une élégance et une puissance » légère « ..
Elle a joué le concerto en sol, et le concerto pour la main gauche … Ravel a été ébloui, je l’espère …