Au train où vont les choses, les repas de chefs d’État seront bientôt limités à quelques bouquets de crevettes, entourés de tomates cerises coupées en deux. Le dîner servi en septembre en l’honneur du roi Charles III, accompagné de son épouse à Versailles, était en effet réduit aux acquêts, c’est-à-dire entrée-plat-fromage-dessert. Une blague si on le compare par exemple à une réception au palais des Tuileries en 1820. Adressé à quelqu’un qui pourrait être Louis XVIII, le menu dont nous disposons ne le précise malheureusement pas. Ce soir-là, un 6 janvier, les récipients variés en porcelaine de Sèvres se virent remplir tour à tour de deux potages, seize entrées dont des petits pâtés à la béchamel et de la purée de gibier à la polonaise, quatre « grosses pièces », trois plats de rôts avec des faisans de Bohème, des perdreaux rouges, des bécasses du Morvan, seize entremets avec des pommes au beurre de Vanves et au moins huit corbeilles de desserts entourées de quatre corbillons. Avec le homard bleu proposé il y a quelques semaines à Versailles, la volaille de Bresse en compagnie d’un gratin de cèpes puis le comté de trente mois et le dessert Ispahan afin de combler Charles III et les autres invités, on voit bien que deux siècles de révolution diététique séparent d’un gouffre les deux événements.
Le repas à rallonge de 1820 a été publié en 1952 dans « L’art culinaire français », avec sa belle couverture gravée, chez Flammarion (ci-dessus). Une époque où rien que la rubrique sauce tenait sur plusieurs pages. L’amusant est que l’éditeur a fait suivre le menu du palais par celui d’un restaurant de la capitale lors du 99e jour du siège de Paris en 1870, le 25 décembre. Pour ce repas de Noël, l’établissement avait fait avec les moyens du bord. Qu’on en juge puisque parmi les chiches hors-d’œuvres dont des radis et des sardines, il y avait une tête d’âne farcie. Le zoo (ou quelque cirque ou ménagerie) avait été mis à contribution avec un consommé d’éléphant pour le moins inhabituel, un chameau rôti à l’anglaise, un civet de kangourou et des côtes d’ours rôties. Parmi les plats de résistance, la maison proposait un cuissot de loup plutôt dépaysant avec de la sauce chevreuil pour faire passer, un chat flanqué de rats et là quand même il fallait avoir faim face à l’outrage (mais on parlait plutôt de famine que de fringale à l’époque) et une terrine d’antilope aux truffes pour conclure en douceur. Heureusement que les caves n’étaient pas vides. Ce qui fait qu’afin d’oublier la dureté des temps, il y avait des choses très bien comme un Romanée Conti 1858 et un grand porto 1827 au goût de paradis. Le tout s’était déroulé au Café Voisin, au 261 rue Saint-Honoré chez Braquenas.
On peut s’étonner de ce volume encyclopédique sur l’art culinaire français en ce qu’il consacre autant de pages à autant de recettes et de règles à suivre en matière de réception, du repas de gala au déjeuner familial le dimanche. Mais même en 1950, sous la quatrième République, si on savait encore se tenir à table, il y avait une bonne raison pour y traîner des heures. Sauf que nous l’avons oubliée sans y prendre garde. S’il fallait en effet pas loin d’une demi-journée pour passer de l’apéritif aux liqueurs en passant par moult entrées, plats et desserts, c’est que le temps de la convivialité était toujours une valeur cardinale. Manger beaucoup et boire sans se restreindre, revenait de prime abord à prolonger le repas entre parents, amis ou pairs. Et si l’on redemandait du café c’était aussi pour la joie partagée de la présence de l’autre, cette présence dont le retour n’est plus garanti dès l’instant où l’on la quitte. Un repas qui joue les prolongations c’est l’extension indéfinie du présent, un pied de nez au temps qui file, ce qui fait que l’avenir et ses soucis peuvent bien patienter dans le vestibule. On ne parle ici de plaisirs ineffables et le livre cite à juste propos une certaine madame du Deffand (1696-1780) marquise, épistolière et salonnière qui disait: « Souper est une des quatre fins de l’homme, j’ai oublié les trois autres. »
Et puis quand on ne peut plus rien avaler de solide, il reste les cocktails dont ce grand livre rouge fait grand cas, notamment à la section « flip » substance étant faite à l’origine, de bière bouillie et de rhum. On retiendra de cette liste le célèbre Porto Flip mixture composée de glace pilée, de jaune d’œuf et de porto rouge ou blanc. Passé le deuxième ou le troisième verre, il est frappant de voir à quel point chacun devient plus conciliant avec l’ensemble des maux qui l’assaillent, plus compréhensif avec la morale chrétienne, bien plus détendu devant sa feuille d’impôts.
PHB
Quant à l’addition salée, ce sont des spécialistes qui sont à tous les coups, comme il se doit en ces sociétés savantes aux mœurs raffinées, délibérément chargés de l’avaler toute crue en entier et puis de la digérer !
Voilà une lecture roborative pour un petit-déjeuner…
Formidable ! Merci Philippe de nous rappeler ce que fut la cuisine française avec cet humour en crème fouettée !
Un joli article. Dans la veine culinaire, excessive et finement jouisseuse de tous les goûts, on pourra s’emplir de « la vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet » de Marcel Rouff, chez Sillages, qui n’est pas ennuyeux et montre aussi la part essentielle des cuisinières, ou encore le dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas, plus pratique et moins délectable.
Il y a des époques où l’on doit faire avec ce que l’on a. Alice Toklas narre savoureusement son périple culinaire français avec Gertrude Stein pendant la deuxième guerre mondiale. « Le Livre de Cuisine d’Alice Toklas »