“Je reviens de loin”. Le titre est à prendre au propre comme au figuré. À travers l’histoire d’une mère qui retourne dans la maison où elle a vécu avec son mari et ses enfants, après les avoir semble-t-il abandonnés, le très beau texte de Claudine Galea (1), actuellement à l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française, parle avec subtilité et délicatesse de l’absence. Pièce de l’intime, “Je reviens de loin”, tout en maintenant un suspense peu banal, nous plonge au cœur du manque et de l’inconcevable. Un spectacle d’une grande poésie pour raconter le vide abyssal de la disparition.
Une voix de femme se fait entendre dans le noir. Elle observe sa maison de loin, note les moindres changements, se rappelle des détails… Elle la connaît si bien. De même que ses occupants : Marc, les enfants. La voix est posée, douce, proche et distante à la fois. “Si loin, si proche”, serait-on tenté de dire. Telle celle d’un ange de Wim Wenders ? Sommes-nous en présence d’un fantôme ? La lumière se fait tout doucement sur la scène, et une femme se dessine dans la pénombre. Elle est assise sur une petite table au centre du plateau, son reflet décuplé par deux gigantesques parois-miroirs. Des voilages noirs transparents la tiennent à distance, comme dans un autre monde… Elle raconte son départ à 6h15 du matin, en catimini, pendant que son mari et les enfants dormaient. Elle était partie sans faire de bruit, pour aller voir l’océan. Pas de bagage. Rien de prémédité, semble-t-il. C’était l’hiver, il faisait froid, elle avait oublié son chapeau et ses gants. Elle avait délibérément laissé son téléphone portable. Et n’était jamais revenue. Elle s’était “évaporée”. Nous ne saurons jamais pour quelle raison et où cette femme est partie.
Camille -c’est son nom- imagine alors la vie de son mari et de ses enfants sans elle, se remémore le passé et invente le présent. Dans ses souvenirs imaginaires, la jeune femme met en scène les êtres aimés, leurs réactions, leur existence à trois ; se remémore douze ans de petits et de grands bonheurs. Dans ce récit de l’intime, le temps est un espace élastique dans lequel elle va et vient, naviguant entre deux mondes. Elle est partie sans être partie car le lien avec les êtes aimés est toujours là, invisible, indestructible. Ils habitent ses pensées, et eux ne se sont pas réellement détachés d’elle. Sur le plateau, ils se croisent, se frôlent, se voient en transparence…
Aucun discours rationnel, aucune tentative d’explication ne viennent éclairer nos esprits cartésiens quant à ce départ brutal. Camille serait-elle une autre Laura Brown, ce personnage dépressif du roman de Michael Cunningham “The Hours”, quittant mari et enfant sans raison apparente ? Et que lui est-il arrivé après sa soudaine disparition?
Dès le début, Marc accepte cette absence, sans colère, ni plainte : “C’est comme ça.” Paul cherche à comprendre et demande sa mère, Lucie a compris qu’elle ne reviendrait pas. A travers les yeux de Camille, nous les regardons grandir et vivre une vie un peu irréelle, tournant autour d’un vide inexplicable, d’une béance à jamais ouverte. La fin de la pièce, que nous nous gardons bien de révéler, dans un monologue d’une grande beauté, fera basculer toutes nos hypothèses.
Le texte de Claudine Galea, sensible et admirablement construit, joue des répétitions et des va-et-vient entre récit au présent et passé, imaginaire et réalité, Camille et les siens… Parfois, Marc et les enfants s’adressent à elle, parfois leurs discours lui échappent, parfois encore des voix nous parviennent préenregistrées…
Deux parois réflexives, deux grands tulles noirs, une table-banc et une fine couche de sable au sol constituent le décor poético-mental dans lequel évolue Camille. Un décor simple en apparence, mais d’une charge onirique redoutable, la mise en scène jouant continuellement avec cette possibilité de transparence et de reflet. Les présences humaines sont tantôt incarnées, tantôt diffractées, invisibles mais parlantes, ou visibles mais silencieuses. Saluons, à cet effet, les ingénieux jeux de lumière de Charlotte Poyé.
De même, les acteurs oscillent entre un jeu réaliste et éthéré. Marc, Paul et Lucie semblent insaisissables et lointains, jusque dans leur façon de parler ou de se mouvoir. Leurs déplacements sont, par instants, artificiels, chorégraphiés, comme dilatés dans le temps et l’espace. Paul poétise les moments de bonheur familial à travers des chansons de sa composition qui résonnent telles des comptines. La musique tient d’ailleurs une place importante dans le spectacle. Le langage des notes rejoignant celui des mots, des solos à la contrebasse accompagnent le récit. Par ailleurs, Lucie se rêve pianiste, apprécie particulièrement Schubert et, après avoir entendu Martha Argerich en concert, en fait une mère de substitution.
Portée par d’excellents comédiens, avec, en tête, la délicieuse Françoise Gillard, la pièce de Claudine Galea nous touche en plein cœur. L’auteure a l’art de raconter l’indicible. Beau et puissant !
Isabelle Fauvel