Nicolas de Staël aimait les lumières du nord et le fait est qu’elles lui réussissaient. Comme en témoigne cette vue de Calais en petit format dont on peut voir ci-contre un détail. L’on dirait qu’il a planté au premier plan, sur la plage, comme trois fantômes de religieuses teintées de bleu. Nous sommes ici bien loin d’Antibes où il s’est paraît-il suicidé du haut de sa terrasse, nul n’évoquant la possibilité qu’il ait tout simplement perdu l’équilibre. Ce 16 mars 1955, une passante a vu le corps par terre avec aux pieds sa paire d’espadrilles. Il avait alors suffisamment de tourments intérieurs pour que l’on conclût au suicide. En tout cas, il fut convenu de titrer un peu partout que sa fin avait été « tragique ». Vingt ans après une rétrospective organisée au Centre Pompidou, le voilà qui fait son retour au Musée d’Art Moderne (MAM), lui qui n’aimait pas les musées. Avec autour de deux cents œuvres présentées, on peut dire que monsieur de Staël circule pleins phares. Avec l’avantage pour le visiteur de découvrir autre chose que les images qui peuvent immédiatement venir à l’esprit, c’est-à-dire des géométries mêlant finement abstraction et figuration.
Le succès rencontré dans les cinq dernières années de sa vie ne semble plus fléchir depuis. Depuis le démarrage le 15 septembre, le MAM ne désemplit pas et c’est un peu dommage car il faut se frayer un chemin sinueux pour accéder aux toiles et dessins. Tous ces corps avec les deux mains levées afin de capter tout ce qu’il est possible de capter avec un téléphone portable, peut-être que de Staël aurait pu en faire quelque chose comme il sut exploiter un jour de 1952, des joueurs de football au Parc des Princes, sur une toile fort connue.
Le parcours scénographique nous fait donc connaître les possibilités d’expression assez larges de l’artiste comprenant nombre de croquis tout aussi élégants que discrets, présentant là des barques en Méditerranée, ici quelques nus délicats à peine esquissés mais emplissant avec grâce l’espace.
L’œil cherche à deviner l’homme dans toute cette féérie de couleurs et il est probable qu’en effet selon ses dires, il transposait sur la toile tout ce qu’il n’aurait su exprimer autrement, économisant sans doute pour ses proches, ses états d’âme et ses colères notoires. Afin d’en livrer un peu plus, le MAM a extrait une portion d’un documentaire passant en ce moment-même sur Arte (1). Où l’on voit -extrait dans l’extrait- le film d’une expédition familiale en Sicile avec sa femme et une jeune fille embarquée avec qui il connaîtra sa dernière passion. Le hasard lui joue ainsi des tours mais à ce niveau est-ce bien du hasard. Notamment en 1936 quand il part avec ses pinceaux au Maroc et que sa trajectoire se transformant en coïncidence, il y rencontre une femme, Jeannine, dont il s’éprend au point qu’elle quitte céans son mari.
Né en 1914 en tant que citoyen russe (naturalisé Français plus tard) Nicolas de Staël connaît très tôt la tragédie avec la fuite de Saint-Pétersbourg au moment de la Révolution puis la mort précoce de ses deux parents. Faisant de lui un éternel orphelin et par la suite cet homme qui ne cessera d’alterner les moments de calme avec des épisodes de grande instabilité. La solitude est quelque chose de complexe, même lorsque l’on compte dans sa vie de solides amis, tels l’artiste Georges Braque et le poète René Char.
Il avait fait de Jeannine un beau portrait, visible au sein de l’exposition (ci-contre). Citée dans le volumineux livre de Guitemie Maldonado (2015, Citadelles et Mazenod), Jeannine s’était exprimée en ces termes dans une lettre à Nicolas en 1945: « Ce mois long comme année m’a changée. Assez pour que tu trouves auprès de moi l’immense solitude que tu cherches. Et… je ne parle pas d’une solitude à deux… Deux on l’est vraiment quand on baise. Pour le reste, si on s’aide, c’est à être encore plus seul. » Elle mourra l’année suivante, après un avortement thérapeutique. Nicolas de Staël prévient alors la mère, lettre dans laquelle il souligne la chance qu’il a eue d’avoir rencontré Jeannine tout en se souhaitant de mourir lui-même dans « une telle densité ». Il semble que la peinture de l’un était la concurrente de l’autre, bien qu’elle fut artiste (et poète) elle-même.
La comédie disait Flaubert, est un « exutoire » par lequel s’épanche « la déraison » des comédiens. Pour la peinture, c’est pareil. C’est un trop-plein de beaucoup de choses que de Staël évacuait. Cet homme de près de deux mètres dont la voix grave se perdait jusque « dans le registre des infra-sons » (Pierre de Courthion, 1948), cet homme aux mains si fortes que faute de pinceaux il aurait pu peindre avec les poutres de sa maison (Georges Duthuit, 1950), est pourtant mort foudroyé. Et là le terme est exact, quels que soient les aboutissants et autres tenants.
PHB
Quelques grands noms occupent généralement tout l’espace (hyper commercial), tandis que l’Histoire de l’art est pourtant à réécrire en grande partie.
Bien d’accord sur cette folie aussi galopante que l’inflation monétaire, d’une nécessité d’ouvrir à tout bout de champ, son oeil électronique tenu à bout de bras pour s’approprier illusoirement ce que les yeux ne semblent plus capter ou mémoriser : que d’inconvenance et de gêne occasionnées par ces visiteurs qui en veulent pour leur argent. Je ne nierai pas qu’une fois ou l’autre, je photographie un dessin, un tableau émouvant que je ne trouverai pas dans l’offre pléthorique de cartes postales, « mugs » et autre « tote bags ».
Quant à Staël, je regrette de ne pas ressentir d’urgence à voir ce qui est montré une énième fois. Sa peinture parait souvent belle et simple, mais sa limpidité semble pétrie de combats intérieurs : conflictuelle et frustrante, car elle me parait procéder d’une obstination du peintre à sortir de la figuration sans jamais parvenir à s’extraire du cadre du sujet, du paysage, dont il tente d’exploser silencieusement les limites conventionnelles. Cet avis personnel heurtera peut être les fervents : ce que l’abstraction recherchée par les américains (Rothko, Frankenthaler) offrira à la même époque, c’est peut être ce que Staël ne trouvera pas ; loin de moi l’idée de voir en lui un peintre martyr.