À dix-sept ans, en 1939, Ruth Orkin avait déjà quelques idées. Elle était partie de chez ses parents à Los Angeles afin de rejoindre Boston en vélo. Elle n’avait pas fait tout le trajet en deux-roues mais elle en avait tout de même emmené un afin de visiter plus commodément les villes traversées. Une fois quand même, elle fit 180 kilomètres d’une traite, jusqu’aux limites de ses capacités physiques. Elle dormait dans les auberges de jeunesse. Son but originel était de rejoindre l’exposition universelle de New York, car il faut toujours déclarer un but à ceux qui restent et à ceux que l’on croise. Maints écrivains -dont Steinbeck- ont prouvé ce faisant que c’était un excellent moyen d’attirer les encouragements et d’éviter la réprobation. En fait, le périple s’est progressivement transformé en reportage photographique avec cette originalité de traitement consistant la plupart du temps à placer le cadre du vélo au premier plan comme sur cette vue de Washington ci-dessus. L’innovation se trouve souvent chez les amateurs, soit par accident soit par inspiration, ce qui est en l’occurrence le cas. Devenue ce qui s’appelle une grande photographe, Ruth Orkin (1921-1985) est actuellement exposée à la Fondation Henri-Cartier Bresson à Paris.
Dommage seulement que la scénographie en sous-sol soit si restreinte, tant le travail de cette femme est intéressant. La part du lion a été réservée à l’étage à une autre photographe, Carolyn Drake. Ceux qui seront venus pour Ruth Orkin resteront sur leur faim à moins de se procurer à l’accueil le très bel album sur ce voyage pied au pédalier. Par ailleurs, ceux qui connaissent Ruth Orkin, feront bien d’aller chercher sur Google cette photographie qu’elle prit d’un couple sur une plage de Coney Island en 1947. Tout simplement merveilleux, le cliché présente une femme lisant d’une main son journal et caressant de l’autre le dos de son compagnon, lequel écoute le son d’un transistor. Un moment de béatitude tranquille admirablement capté.
Quand même à dix-sept ans seulement il fallait le faire. Piquée par la passion photographique au cours de sa trajectoire vers Boston, elle deviendra professionnelle dès 1943 à New York. Elle y travaille pour de grandes revues comme Look, Esquire ou Life. Un jour qu’elle file en Israël, précisément pour Life, elle décide d’une étape à Florence, en Italie, où elle fait la connaissance d’une Américaine qui comme elle voyage seule, Jinx Allen. Jamais en peine d’une idée, Ruth décide alors, avec la complicité de sa nouvelle amie, d’illustrer par des mises en scène la façon dont une jeune femme seule modifie le regard des hommes dans la rue. L’une parmi ses photographies les plus connues montre Jinx Allen dans une rue d’Italie où l’outrance des regards, l’attitude dominante et goguenarde des mâles environnants, une forme de goujaterie primitive enfin, font de ce tirage comme une toile allégorique. La fondation HCB a bien fait de la tirer en grand sur un mur.
Bien que placée en sous-sol, cette exposition nous oxygène. Outre les photographies on y voit une jolie robe de 1937 dont les motifs originaux, un cadre de vélo vu de haut, sont signés Ruth Orkin. On y découvre aussi les coupures de presse dont elle a été l’objet lors de son voyage de jeunesse. Son histoire intéresse les journaux et la jeune fille comprend tout le bénéfice qu’elle peut tirer en pratiquant le self-branding c’est-à-dire l’autopromotion, en bon français. Elle découvre qu’à travers son action, son projet, elle était devenue « quelqu’un ». C’est en ces termes qu’elle a raconté, sur un document dactylographié, sa rencontre avec pas moins de six journalistes et photographes dans les bureaux de la YMCA (mouvement de jeunesse chrétien) de Chicago. Et quand elle n’était pas sollicitée directement à chacune de ses étapes, elle provoquait la demande auprès des médias. Très vite Ruth Orkin réalise qu’en imprimant sa marque elle pose les bases d’un fonds de commerce, les jalons d’une carrière à succès. Elle pose donc pour les journaux et fait surtout poser sa bicyclette notamment dans une quinzaine de clichés. Elle fonctionne au plaisir de saisir, sachant que c’est sa mère qui lui a offert son premier appareil, un Univex à 39 cents, lorsqu’elle avait dix ans.
En tout cas sept ans plus tard, elle n’avait semble-t-il peur de rien. Comme de demander un rendez-vous au président Roosevelt au prétexte qu’il était lui aussi amateur de vélo. Ce ne fut pas possible mais cela ne lui avait rien coûté de tenter le coup. Avec ce voyage traduit en 350 photographies en revanche, elle avait tout gagné et c’est ce que les visiteurs n’oublieront pas de retenir en sortant de l’exposition. L’audace paie.
PHB
Quelle belle découverte, merci pour ce partage. Belle histoire de cette femme qui suit ses envies et prend se qui ce présente.
Comme toujours, un article clair, vif, enjoué et plein d’allant sur une photographe qui ne l’est pas moins. Ça roule…
Merci à votre plume bien rodée.