Rose Valland, pour l’amour de l’art

Rose Valland occupait déjà une place importante dans le précédent roman d’Emmanuelle Favier, “La Part des cendres” (1). Aux côtés de la comtesse de Ségur, Stendhal, Virginia Woolf ou encore Marguerite Yourcenar, elle figurait parmi les nombreux personnages de cette gigantesque épopée dans laquelle un petit coffret nous faisait traverser deux siècles de guerres et de spoliations. Tandis qu’Hitler envoyait Goering réquisitionner des œuvres entreposées au Jeu de Paume pour son futur grand musée national de Linz, l’attachée de conservation Rose Valland (1898-1980) en dressait secrètement la liste, à ses risques et périls. Avec “Le Livre de Rose”, paru ces jours-ci, Emmanuelle Favier resserre son étude autour du personnage de Rose. Sous la forme d’un journal d’enquête, et dans un subtil jeu de miroirs, l’auteure du “Courage qu’il faut aux rivières” (2) nous emmène à la découverte de cette résistante aussi discrète que tenace. Une belle mise en lumière d’une femme singulière et fascinante qui œuvra toute sa vie pour l’amour de l’art.

“De l’automne 1940 à l’été 1944, le bâtiment du Jeu de Paume fut réquisitionné par les forces d’occupation pour entreposer, trier et expédier en Allemagne des œuvres volées à des collectionneurs, des marchands d’art, des artistes et de simples particuliers de confession juive. Sur l’ordre de Jacques Jaujard, directeur des musées nationaux, Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de Paume, suivit et enregistra quotidiennement ces opérations à l’insu de l’occupant, malgré les risques encourus. Cette mission permit ensuite la localisation et la restitution de plus de 45.000 œuvres d’art.” peut-on lire sur une plaque apposée sur l’un des côtés du musée en 2005. Tout est dit. Ou presque… Et la reconnaissance quelque peu tardive.

Rose Valland n’était pourtant pas totalement inconnue du grand public puisqu’elle fut incarnée au cinéma par Suzanne Flon (sous le nom de Mlle Villard, il est vrai ; décidément…) dans le film à succès de John Frankenheimer “Le Train” (1964) qui relatait un fait de résistance auquel elle avait participé. Le film raconte l’immobilisation à Aulnay du “train-musée” : en août 1944, les Allemands organisent un dernier convoi de tableaux vers l’Allemagne ; informée par Rose Valland, la Résistance décide d’empêcher cet acheminement et, pendant près d’un mois, les cheminots multiplient les actions de sabotage pour retenir le train en région parisienne. Un millier de chefs-d’œuvre furent ainsi sauvés.

La Rose Valland que nous invite à découvrir Emmanuelle Favier se montre néanmoins bien plus surprenante que celle de l’écran. Et tout aussi passionnante est la manière dont elle se révèle peu à peu à nous : de nos jours, au hasard d’une lecture, une réalisatrice, double littéraire de l’auteure, découvre cette énigmatique résistante et décide de lui consacrer un documentaire. Elle entame alors un travail de recherche et relate ses découvertes dans un journal où se mêlent également ses réflexions intimes et son questionnement sur la transmission.

À sa suite, nous découvrons l’extraordinaire destin d’une femme qui sut se jouer des déterminismes : historienne de l’art couverte de diplômes bien qu’issue d’un milieu modeste et provincial ; femme dans un monde d’hommes où seule la gent masculine accédait au poste de conservateur ; homosexuelle assumée vivant un amour de plusieurs décennies avec Joyce Heer, une anglaise de 19 ans sa cadette.

Lorsque la guerre éclate, Rose a 40 ans et travaille bénévolement depuis sept ans comme attachée de conservation au Jeu de Paume, musée alors d’avant-garde, où elle a participé à l’organisation d’une quinzaine d’expositions d’artistes contemporains étrangers. Lorsque le 30 octobre, l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg), principal organe de spoliation nazie, s’installe au Jeu de Paume, Rose décide de se maintenir coûte que coûte dans la place, et entre en résistance. Sa discrétion et son physique anodin éloignent les soupçons. Grâce à son sens aigu de l’observation et sa prodigieuse mémoire, elle liste les titres et les adresses des œuvres transitant par le musée, note les informations sur des petites fiches qu’elle cache, récupères les copies carbone dans les poubelles, et retranscrit les informations, le soir, chez elle, pour les remettre à Jacques Jaujard à qui elle rend visite deux fois par semaine dans son bureau du Louvre. Le directeur des musées nationaux, grand ordonnateur de l’évacuation des collections publiques vers le château de Chambord, puis divers sites patrimoniaux dès la fin août 1939, est membre officiel d’un réseau de résistance.

Après-guerre, l’action de Rose ne s’arrête pas là : elle intègre la Commission de récupération artistique et l’armée française pour aider au retour en France des biens culturels spoliés par les nazis. Commence alors pour elle un long travail de terrain en Allemagne. Son action héroïque lui vaut de nombreuses décorations ; elle est même nommée conservateur des musées nationaux en 1952, à 54 ans ! Une femme exceptionnelle auquel ce livre rend merveilleusement justice.

Isabelle Fauvel

 

(1) “La Part des cendres” d’Emmanuelle Favier, parution 18/08/2022 aux éditions Albin Michel.
(2) Voir ma critique du 5 juin 2019 “Tel un Orlando des temps modernes…”

“Le Livre de Rose” d’Emmanuelle Favier, Editions Les Pérégrines. Parution 22/08/2023, 300 pages, 20 euros

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Une réponse à Rose Valland, pour l’amour de l’art

  1. « La sincérité qui ne coûte rien, ne vaut rien  » disait Lanza del Vasto.
    Mémoire éternelle à cette grande dame !

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