La langue de Rabelais est plutôt rare à entendre sur les scènes de théâtres. Et c’est bien dommage car celle-ci, savoureuse en diable, se prête merveilleusement bien à l’oralité. N’oublions pas que Rabelais (né en 1483 ou 1494 à la Devinière, à Seuilly, près de Chinon, et mort à Paris en 1553) a considérablement enrichi la langue française par ses écrits. Non seulement ce grand érudit officialisa l’usage de nombreux mots d’origine latine, grecque, italienne, arabe ou hébraïque, mais il semble en avoir inventé tout autant. Nombre de néologismes, expressions et jeux de mots nous viennent de lui, sans parler des adjectifs “pantagruélique” et “gargantuesque”, dérivés des noms des deux géants de ses ouvrages les plus célèbres, “Pantagruel” (1532) et “Gargantua” (1534). Le Théâtre de Poche Montparnasse, toujours désireux de mettre en avant les textes des grands auteurs classiques, nous présente actuellement un délectable “Gargantua”, adapté et interprété par le talentueux Pierre-Oliver Mornas. Au plaisir des mots !
Sur scène, une petite échoppe de libraire et son joli bric à brac : des piles de livres anciens dans le fond, un tableau noir, côté cour, et un élégant manteau d’intérieur rouge à motifs reposant sur un mannequin, côté jardin. Un homme s’avance, un livre à la main. Il s’apprête à présenter son dernier ouvrage à son auditoire et tient à préparer ses lecteurs afin qu’ils en fassent la meilleure lecture possible. Pris par son sujet, il commence à raconter l’histoire pour, finalement, en faire le récit intégral. Avec une verve irrésistible, il nous conte les frasques de son héros Gargantua. Nous suivons ainsi le voyage initiatique du géant, depuis son arrivée au monde jusqu’à son accomplissement en tant que chef de guerre juste et magnanime qui offre le pardon à son ennemi. Tout est étonnant, démesuré et rocambolesque dans ce récit : la naissance de Gargantua, au onzième mois de grossesse de sa mère, par l’oreille gauche de Gargamelle, et son exclamation première “A boire !” ; son gigantesque appétit et les 17 913 vaches nécessaires à son allaitement ; l’assertion de son intelligence hors du commun par son père Grandgousier alors qu’il vient d’inventer un “torchecul”… Tout est farce dans cette énormité de langage et de situation. L’auteur nous offre de réjouissantes suites d’énumérations dans lesquelles il fait preuve d’une précision presque maniaque, allant jusque dans les moindres détails, pour jouer avec les mots et leurs consonances.
Mais à cette truculence se mêlent le bon sens et la critique détournée. En illustrant ses pensées de la sorte, Rabelais dénonce par démonstration et c’est un traité d’éducation plein de sagesse qu’il nous livre en réalité. Ainsi oppose-t-il l’éducation de tradition féodale fondée sur un apprentissage par cœur et inutile –pendant des semaines, Gargantua apprend à réciter son alphabet à l’envers–, dans lequel prime, le reste du temps, la paresse, à celle de son nouveau précepteur, Ponocrates, qui enseigne à son élève à consacrer chaque moment de sa journée à étudier, penser, découvrir, chanter, jouer de la musique, développer son corps et son esprit et aiguiser son goût de la curiosité. La bonne éducation de Ponocrates fera de Gargantua un roi éclairé, clément et équitable. Et l’appétit énorme de Gargantua reflète, dans la démesure, l’appétit de vérité, de savoir et de liberté de Rabelais, auquel vient faire écho la devise de l’abbaye utopique de Thélème, “Fay ce que vouldras”.
Car Rabelais est indéniablement l’un des hommes les plus érudits de son siècle. Moine et médecin, l’humaniste s’adonne également à la botanique, l’astronomie, la traduction et édite de nombreux textes scientifiques. Témoin privilégié de son temps, il appartient à cette Renaissance dans laquelle de nouvelles connaissances voient le jour : Copernic défend la théorie de l’héliocentrisme, selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse, Vésale lance l’étude anatomique… L’auteur du “ Quart Livre” nourrit sa réflexion auprès des antiques (Platon, Épicure, Pline, Socrate…) et se réfère à ses contemporains humanistes (Marguerite de Navarre, Guillaume Budé, Érasme, Thomas More…). Derrière le rire, il tente d’ouvrir les yeux de ses contemporains en se faisant le dénonciateur de l’ignorance et du fanatisme. Son œuvre étant censurée par l’Église, il use de détours et appelle le lecteur à “ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui est dedans (…). Puis par méditation rompre l’os pour en sucer la substantifique moelle”. Flaubert, dans son “Étude sur Rabelais” (1838), écrivait : “Il faut le connaître tout entier pour l’apprécier, (…) c’est en l’approfondissant que l’on verra tout ce qu’il y a de sève, de vigueur, d’imagination, de génie sous cette forme triviale et grossière. On s’étonnera de tant de diamants ensevelis, des forces de l’Hercule sous l’habit du bouffon.” Pierre-Oliver Mornas a saisi toute la subtilité et l’intelligence du propos et nous restitue la langue de Rabelais avec une réelle gourmandise. Jubilatoire !
Isabelle Fauvel