Même si une Audi millésimée 2000 n’a rien à voir avec un cabriolet De Dion Bouton 1900, et même si l’on est équipé d’un GPS bien à jour, il ne sera pas forcément facile de rejoindre le lieu. Lorsqu’après plusieurs kilomètres de routes sinueuses dans une campagne déserte, au détour d’un virage, apparaît enfin la villa recherchée, c’est comme une sorte de récompense. La grande demeure que l’on découvre porte le joli nom de NeuGlück (“Nouveau Bonheur“ ou “Bonheur retrouvé“). Réellement hors du commun, elle semble avoir été placée là comme par magie. Il n’est guère difficile d’imaginer la surprise d‘un poète de 21 ans pénétrant pour la première fois dans cette étonnante bâtisse située près d’Oberpleis, en Rhénanie, à une vingtaine de kilomètres de Bonn. C’est là qu’Apollinaire qui venait d’être engagé par la propriétaire des lieux, passa une année, en tant que précepteur de la petite Gabrielle Milhau, âgée de 9 ans.
Petit rappel des faits : par l’intermédiaire d’un collègue de bureau au temps où il survivait grâce à des emplois de gratte-papier, Wilhelm de Kostrowitzky a été présenté à Elionor Hölterhoff, vicomtesse de Milhau, qui souhaitait pour sa fille unique la meilleure des éducations. Un contrat d’un an est signé. Apollinaire ira avec la vicomtesse dans ses résidences rhénanes et donnera deux heures de cours particulier par jour à la petite fille. Cette dernière bénéficiera également de l’enseignement de l’anglais par une jeune Londonienne élevée selon les principes stricts de la religion anglicane : Annie Playden.
Issue d’une famille fortunée de Cologne, Elionor, devenue vicomtesse par son mariage avec un noble français, est veuve depuis deux ans. Elle possède une force de caractère peu commune et décide de faire le voyage vers l’Allemagne en voiture automobile, en l’occurrence la De Dion Bouton qu’elle vient d’acquérir. L’histoire ne dit pas si elle conduisait elle même le cabriolet ou si elle utilisait les services d’un chauffeur, mais le voyage depuis Paris demande plusieurs jours. Le guide Michelin existe déjà. Il a été créé en 1900 pour «donner tous les renseignements utiles à un chauffeur voyageant en France, pour approvisionner son automobile, pour la réparer, pour lui permettre de se loger et de se nourrir, de correspondre par la poste, le télégraphe ou le téléphone ». La vicomtesse embarque le jeune précepteur dans sa voiture, tandis que la petite fille et sa gouvernante anglaise se rendront jusqu’à Oberpleis par le train.
Avec Honnef, autre propriété familiale située à une vingtaine de kilomètres, NeuGlück sera la résidence principale de Guillaume entre 1901 et 1902. Cette étonnante villa est aujourd’hui encore une attraction touristique. Pour la décrire, on peut se référer à ce qu’en écrit le professeur E. Wolf, dès 1933 dans le Mercure de France. L’aspect n’a guère changé. Le professeur parle d’un «petit château gothique profane construit vers la fin du siècle par un obscur Viollet-le-Duc rhénan». L’ensemble, ajoute t-il est «d’un mauvais goût ingénu et bien sympathique». Mais attention… Le mauvais goût d’une époque est parfois le bon goût des générations suivantes. Le style, assez atypique, montre des murs badigeonnés, des poutres de bois passées au rouge, «avec des rosettes sculptées et peintes de vives couleurs». Certes, avec ses clochetons, ses mansardes, ses éléments décoratifs hétéroclites, le tout peinturluré de façon bien visible, la villa paraît avait été faite de bric et de broc… Mais il s’en dégage un charme singulier d’autant qu’elle est entourée d’une nature sagement désordonnée. L’originalité de cette demeure lui a d’ailleurs valu d’être inscrite depuis 1965 sur la liste des monuments protégés par la commune.
L’année allemande fut essentielle pour l’œuvre d’Apollinaire et pas seulement parce qu’elle servit de cadre à son amour malheureux pour Annie (« La Chanson du Mal Aimé » est sans doute la plus cinglante des réponses poétiques à un amour non partagé). Avide de découvertes et de rencontres, maniant quelque peu la langue allemande apprise au collège, Apollinaire parcourt la vallée du Rhin, la vallée de la Moselle, visite Bonn, Cologne, Trêves, Munich, Leipzig, Berlin, Coblence… sans oublier Prague ou Vienne. Une bonne soixantaine de poèmes, contes ou articles de journaux sont en relation directe avec le pays.
Les Allemands n’ont pas oublié le séjour du jeune poète. À l’entrée de la villa une plaque bien visible, en allemand gothique, évoque sa présence. Elle dit : «À l’origine existait la maison Steiger, à colombages du XVIIIe. À partir de 1850, elle fut transformée et agrandie en maison de campagne et prit le nom de NeuGlück. En 1901 et 1902, elle fut la résidence de Guillaume Apollinaire qui y exerça les fonctions de précepteur. À remarquer les éléments architecturaux mêlant le style français et allemand. »
Après la mort de la vicomtesse, la villa demeura un immeuble résidentiel avant d’être transformée en un hôtel-restaurant assez fréquenté. Elle est aujourd’hui utilisée comme gîte d’accueil de groupes pour des séminaires et des réunions diverses. «L’atmosphère romantique inimitable de la maison avec son jardin de rêve en fait un bout de terre enchanté, disent les actuels propriétaires. On se sent immédiatement à l’aise et on aime y être inspiré».
Gérard Goutierre
Merci pour cette belle évocation qui fera bien des envieux parmi les apollinariens ! Nul doute qu’Elionor ait bénéficié du concours d’un chauffeur-mécanicien, indispensable en ces premiers temps de l’automobile où il fallait changer en permanence de pneumatiques compte-tenu de l’état des routes. À peu près à la même époque (1906-07), Édith Warthon voyageait en France, elle, en Panhard et Levassor avec son chauffeur (et aussi avec Henry James), mais c’est une autre (belle) histoire …
Merci Gérard pour cette belle découverte qui m’avait échappée quand je suis allée à Bonn tout autant que ce séjour d’Apollinaire en Allemagne.
Ich gratuliere Herrn Gerhard Goutièrre zu diesem schönen Artikel!