Le voyage à tiroirs de Louis Aragon

D’emblée le préfacier Olivier Barbarant se demande si ce voyage en Hollande effectué en 1963 par Elsa Triolet et Louis Aragon, n’avait pas pour objet d’en effacer un précédent. Celui qu’effectua un jour le poète avec son amante Nancy Cunard. Et même l’objectif de manifester sa volonté de remplacement de l’une par l’autre, surtout lorsqu’il écrit: « Je t’invente un pays qui ne soit que de nous. » Ce « Voyage de Hollande » par Aragon vient d’être réédité pour la quatrième fois chez Seghers. Le périple a eu lieu en 1963 et la première parution liée au séjour date de l’année suivante, alors que Elsa Triolet (1896-1970) et Louis Aragon (1897-1982) ont déjà l’essentiel de leur vie dans le rétroviseur. Cette œuvre méconnue est donc un ensemble à tiroirs mais quelque peu crépusculaire. « Avant cette nuit de nous »  comme il l’écrit avec bravoure et une lucidité consternée, dans l’un des poèmes du recueil.

Les éditions Seghers, par tradition, font précéder leurs collections poétiques d’une préface permettant de mieux comprendre un auteur. En l’occurrence, l’éclairage apporté par Olivier Barbarant, accomplit parfaitement son office eu égard à l’ensemble des messages cryptés. Et ceci bien que la poésie du personnage peut aussi, avec ses beaux mystères, se suffire à elle-même. Sa musique ensorcelante, sa légèreté, sa profondeur, les trouvailles qu’elle contient, sont déjà une joie en soi. Mais l’apport d’un contexte change il est vrai la donne. Ce qui n’empêche pas le préfacier de temps à autre de négliger l’analyse et de laisser filer son admiration. Par exemple lorsqu’il fait ce commentaire en évoquant un ouvrage « digne de ces scènes d’intérieur dont la peinture a le secret, posant au fond du tableau un miroir dans lequel palpitent et s’incendient de reflets divers les bijoux répandus au premier plan sous la danse d’une bougie, ce petit livre contient tout le lyrisme d’Aragon ». En tout cas ces pages sont indubitablement représentatives de ce que l’auteur du « Fou d’Elsa » pouvait produire de meilleur, en dépit  il est vrai de quelques faiblesses éparses mais elles sont pour le moins vénielles. Et elles ne font que renforcer, par effet de de contraste, l’exceptionnelle maîtrise de la langue et la capacité du poète à en changer les règles, sans que cela ne soit jamais gratuit. Quand il caracole sur les nuages qu’il a lui même créés, Aragon est sur cette ligne originale d’enchantement que son aîné Apollinaire avait commencé à tendre. Le lire est un autre voyage avec des éblouissements cachés dans les virages.

On l’a dit, en 1963 sa vie voit poindre le terminus. Il n’a plus dans son cœur qu’un seul fer au feu mais d’autres braises sont encore tièdes. C’est d’ailleurs Elsa Triolet qui prétendait que les plus beaux poèmes de son compagnon étaient tournés vers cette Nancy Cunard (1). Ce qui fait que lorsque l’on lit ces deux vers splendides, « Ton silence déjà c’est Dieu qui triche aux cartes/Et même quand je dors je te crie où es-tu », on peut se demander si une autre destinataire n’est pas en copie cachée. Cette ambiguïté peut se retrouver partout. Apollinaire du reste avait été pareil entre Lou et Madeleine et sans compter les précédentes. Ce n’est pas forcément simple d’être la compagne d’un poète deux fois transi. Mais avec un chef comptable non plus si on va par là, la rime en moins.

Il n’empêche que l’on se régale comme dans « Le labyrinthe bleu et blanc », où Aragon déclame: « J’ai dépassé le lieu de moi-même le lieu d’être moi/Je me suis couché de mon long dans la barque entre les rames/Musique qui vient mourir où l’eau pianote un télégramme. » Ou encore quand il nous amène avec lui dans des « maisons imaginaires » et que sur leurs « gazons fabuleux, même la nuit a des yeux bleus ». Le charme en ces instants choisis remet prestement toute analyse sur l’étagère des outils superflus.

Ce voyage qui comportait sans doute un pèlerinage clandestin n’aurait en fait pas dû avoir lieu. Les deux conjoints avaient initialement prévu de séjourner en Suisse. Selon une lettre adressée par Elsa à sa sœur Lili Brik, la renonciation fut considérée comme une bonne chose, car elle trouvait d’une part la chambre qu’on leur avait libérée au pays des Helvètes « horriblement chère » et que d’autre part, la Suisse semblait selon elle par trop envahie par les touristes.

Grâce à ce livre édité dans ce format presque carré qui avait contribué en son temps au succès de la collection « Les Poètes d’aujourd’hui », Seghers nous fournit encore une fois l’occasion de refaire le trajet. Le coude à la portière et le vent dans les cheveux.

PHB

« Aragon, le voyage de Hollande et autres poèmes », Seghers 2023, 15 euros

(1) On peut lire à propos de Nancy Cunard (1896-1965) et de sa liaison avec Aragon, la riche biographie rédigée par François Buot (Pauvert 2008)

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