Les artistes, peintres et poètes, devinent parfois bien à l’avance ce que les scientifiques s’acharnent à prouver. Samedi dernier une fusée a emporté dans l’espace Euclid, un nouveau télescope dont la mission sera de détecter la matière noire et l’énergie sombre. Depuis un certain point dit de Lagrange, à 1,5 million de kilomètres de chez nous, la machine déterminera comment la noire pèse sur la gravité des corps et le rôle de l’autre (la sombre) dans l’accélération de l’expansion de l’univers. Et ce, depuis que ce dernier s’est échappé d’un récipient théoriquement aussi grand d’un dé à coudre. Ce double défi est non seulement aussi ambitieux que le projet de rétablissement du pacte républicain dans les banlieues, mais il nous interpelle sur ce noir invisible, ubiquiste, omniprésent au point d’être presque tout. Or, dans ses écrits publiés sur l’art, Henri Matisse (1869-1954) n’était pas loin de brûler la politesse à Euclid sans pour autant fournir de preuve expérimentale. Mais cet artiste n’en avait pas besoin pour énoncer qu’avant, quand il ne savait pas « quelle couleur mettre », il utilisait du noir. « Le noir, c’est une force », prophétisait-il ainsi avec ô combien de justesse. Ayant fait ce constat, Matisse n’aura plus peur de mettre du noir en « lest ».
Lorsqu’ils sont confrontés à la matière physique, les artistes peuvent ainsi faire preuve d’une prescience déconcertante. C’est comme s’ils touchaient une paroi invisible, détectant ce faisant quelque chose d’autre, le mouvement de la soupe quantique qui s’agite en coulisses.
Pierre Soulages a raconté dans un livre d’entretien une expérience approchante, vécue en 1979. Perturbé par le noir qu’il avait mis en quantité sur une toile, il avait décidé d’aller prendre l’air afin de reprendre ses esprits. À son retour, raconta-t-il, « le noir avait tout envahi, à tel point que c’était comme s’il n’existait plus ».
Les poètes aussi ne s’y sont pas trompés, flairant dans le noir quelque mistigri chargé de forces contraires. Ce fut le cas de Gérard de Nerval (1808-1855) versant dans l’astrophysique sublimée: « Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé/Porte le Soleil noir de la Mélancolie »(El Desdichado). Et l’on ne peut également manquer ces deux vers de Baudelaire (1821-1867): « Ses yeux sont deux astres où scintille vaguement le mystère et son regard illumine comme l’éclair: c’est une explosion dans les ténèbres. » (Le désir de peindre)
Les physiciens et astrophysiciens sont plus terre à terre. Ils raisonnent naturellement comme des scientifiques avec des feuilles de calcul garnies de formules et de suites d’équations vertigineuses. Sachant que la matière noire représenterait 95% du toutim, ils ont donc, pour son exploration, conçu Euclid. La vue perçante de l’appareil lui permettra de remonter le temps jusqu’à dix milliards d’années. Afin de repérer comment une obscure matière aurait contribué à l’accélération de l’expansion de l’univers. Dont on dit qu’elle est noire comme de l’encre parce qu’on ne l’a jamais vue mais il faut bien la désigner d’une façon ou d’une autre. Elle serait même transparente et possiblement là où nous sommes, ce qui pourrait justifier bien des choses comme une assiette qui tombe toute seule du vaisselier où on l’avait rangée. Mais à ce dernier égard, l’argument en dommages et intérêts n’est pas recevable. Car les compagnies d’assurances s’en tiennent au tangible.
Ce qui frappe par ailleurs quand on observe le télescope Euclid, est que sa forme a quelque chose de l’aspirateur-traîneau. Cette comparaison avec un aspirateur n’est pas dépourvue de sens. En effet le fait que l’univers soit en expansion n’est peut-être pas un phénomène acquis pour l’éternité. Il se pourrait bien qu’un jour, l’instigateur de la mécanique céleste finisse par se lasser de jouer au créateur et de ranger sa chambre en inversant le cours des choses par aspiration. Tout rentrerait alors dans l’ordre des choses. C’est à dire dans le dé à coudre ayant précédé l’éjection originelle. Dont le volume est généralement considéré comme occupant quatre millilitres. Et une fois tout entassé, avec une pureté en noir de 95% comme pour les meilleurs chocolats, plus rien n’en dépassera, pas même la Tour Eiffel.
PHB
Soulages et le noir, son fonds de commerce !
Cher Philippe, votre écriture est toujours noire, ivre mais jamais titubante.
Votre humour me ravit! Merci.
(Cela dit, Soulages ne m’a jamais fait partir dans les astres).
Merci Philippe pour ce très joli texte, décalé comme souvent ; cela dit, comme on peut le voir au musée de Rodez, Soulages n’a pas pratiqué que le noir, même si ses œuvres de la dernière période, presque en « 3D » vu l’épaisseur de la couche sur certains tableaux (qu’on peut approcher de près en diagonalisant le regard compte tenu du fait que les salles n’en sont pas surpeuplées), ont sur moi un pouvoir de fascination redoutable…
Détecter la matière noire? Autant chercher une botte de foin dans un dé à coudre! Et merci pour ce texte savoureux!