Soignant son personnage, Sa Truculence Paul Bocuse (1926-2018) aimait à souligner, les difficultés de ses débuts : une scolarité rudimentaire, (bien qu’il précise «avoir ses deux bacs, le bac d’eau froide et le bac d’eau chaude»), une année de guerre ou il sera blessé, et il entre comme apprenti, en 1946, chez la Mère Brazier. Femme au caractère plutôt rude, chez qui il est employé à tout, y compris traire les vaches, sans congés ni vacances. Elle lui apprend la rigueur. Il en tirera cet aphorisme : «bien faire le travail ne prend pas plus de temps que de le faire mal». Il passe les années 1950 avec Fernand Point, à Vienne, qui sera son maître. Il y retrouve les frères Pierre et Jean Troigros. En 1958, il se met à son compte en reprenant le restaurant familial. Trois ans plus tard, il est reçu Meilleur Ouvrier de France. Rapidement détenteur des trois étoiles, il devient un symbole de la cuisine française ainsi qu’une célébrité internationale. Surnommé le Primat des gueules, il est intronisé Pape de la gastronomie, au cours d’une cérémonie parodique se clôturant, par un banquet.
Il se réclame de «la cuisine traditionnelle, avec du beurre, de la crème, de bons produits, plus un peu d’huile d’olive, si on le souhaite». Ceci à l’écart de celle se caractérisant par «des petits pois coupés en quatre», caricature de la Nouvelle cuisine. Au reste, «classique ou moderne, il n’y a qu’une cuisine, la bonne». Très tôt, il va parcourir le monde, Europe, Japon, USA, commis voyageur de ses prestations. «Qui dirige les cuisines lorsque vous n’êtes pas là ?» lui demande un journaliste taquin. «Le même que quand je suis là», répond-il, rigolard.
Parallèlement à son incontestable savoir-faire, il développe un faire-savoir tout aussi efficace. Mais, lucide, il ne se juche sur son ego que pour la photo : «eh oui ! maintenant mon nom et ma fiole sont indispensables pour vendre du Bocuse, la clientèle le réclame». D’où cette bimbeloterie profuse dans son établissement, foisonnante de portraits du maître des lieux, veste blanche et liseré tricolore au col, long tablier, toque haute. Il ne rate pas le tour de popularité à la fin du service. Il apparaît, massif, semblable à la légende. Les japonais frétillent, demandent une photo en compagnie de l’Idole. Celle-ci se prête obligeamment au rituel, se place derrière l’une des convives tenant de ses deux mains le dossier du fauteuil Le personnel appelle cela servir la dinde. Les habitués présentent leurs devoirs. Les visiteurs de passage, dont certains ont cassé la tirelire, manifestent leur plaisir. Lui respire l’encens de sa popularité.
Cet hyperclassicisme ne manquera pas, à la longue, d’agacer. En 1971, la revue Gault et Millau, moquera «cette statue du commandeur ne faisant pas dans la dentelle». Elle égratigne «cette cuisine figée dans le creuset de la tradition ou l’on ressasse les mêmes plats indélogeables». La façade bariolée de l’immeuble sera comparée à «une caserne de pompiers ou un temple tibétain». L’intéressé se bornera à hausser les épaules, l’attaque n’ayant pas affecté le chiffre d’affaires.
Expert en canulars, Monsieur Paul devait bien s’attendre à ce qu’une de ses victimes lui rende la pareille. Sous la forme d’une lettre reçue un beau matin, prétendument envoyée de l’Élysée, lui annonçant sa nomination dans la Légion d’honneur. Sans confirmation dans le décret suivant. L’histoire parvint jusqu’aux oreilles du Président de la République. Celui-ci, transformant la blague en réalité, inscrivit Monsieur Paul dans la promotion la plus proche. Officiellement. La croix lui sera remise par le Président lui-même, le 25 février 1975. La cérémonie devait avoir un caractère particulier. Cinq chefs composent le menu du repas qui va suivre. Monsieur Paul se charge de l’entrée. Il a en tête une soupe de légumes dégustée chez des paysans ardéchois, agrémentée de morceaux de truffe fraîche, et une recette de Paul Haeberlin, au décours d’un repas de chasse : une truffe au foie gras, dans une sauce Périgueux, cuisinée en cocotte individuelle, recouverte d’une pâte brisée. Il réalise alors une soupe composée d’un consommé double de volaille, d’un matignon associant carottes, oignons, céleri, champignons étuvés au beurre, avec foie gras et lamelles de truffes. L’ensemble est mis en petites soupières individuelles dites «à gratinée lyonnaise», couvertes d’une mince abaisse de feuilletage, badigeonnée au jaune d’œuf. La cuisson s’effectue au four à 220°. Le feuilletage va se développer et prendre une belle couleur caramel. Dès le lendemain, la préparation se trouve inscrite à la carte du restaurant, sous le nom de soupe aux truffes VGE. Voyant arriver sa cassolette surmontée d’une montgolfière dorée, Valery Giscard d’Estaing demandera «Mais, Monsieur Bocuse, comment doit on la manger ?»
«On casse la croûte, Monsieur le Président !» Il est très probable que tout cet appareil visait, de la part de Monsieur Paul, le plaisir d’un bon mot.
Jean-Paul Demarez
Merci pour ce beau portrait. À l’heure tardive où je le lis, c’est impeccable, il m’ouvre l’appétit !
Sacré bel article, fort à mon goût !