“L’Écume des jours” (1947), “le plus poignant des romans d’amour contemporains” selon Raymond Queneau, est sans doute le récit le plus célèbre de Boris Vian (1920-1959). Passé inaperçu à sa sortie, son succès est venu plus tardivement et, bien tristement, après la mort même de son auteur. Il a fallu sa réédition dans les années 60 pour qu’il devienne le livre-culte que l’on sait, le classique que la majorité d’entre nous avons découvert, émerveillés, à l’adolescence et que les adolescents de ce siècle continuent d’apprécier. Ce roman contant l’amour merveilleux et tragique de deux jeunes gens, écrit par un auteur de tout juste 26 ans, semble empreint d’une jeunesse éternelle. Ses adaptations au cinéma (1) ne furent pourtant pas très heureuses, et l’opéra qu’en tira le compositeur Edison Denisov, en 1986, ne resta pas davantage dans les mémoires. Inadaptable, le chef-d’œuvre de Boris Vian ? La compagnie Les joues rouges nous prouve aujourd’hui que non. Et c’est sur la petite scène du Lucernaire que la joyeuse troupe nous entraîne dans l’univers fantasque et poétique de l’écrivain à la trompinette (2).
Alors que le public prend place, un jeune homme, tout de blanc vêtu, va et vient sur scène. Pensif, il s’attable de temps à autre devant sa machine à écrire et couche ses idées sur le papier. Son espace de travail, entièrement blanc lui aussi, se trouve à l’avant-scène, côté jardin. À côté, un banc. Un peu plus loin, une table-cuisine à roulettes. Au fond, un lit-banquette avec table et lampe de chevet. Côté cour, le fameux pianocktail, que nous ne décrirons pas pour ménager l’effet de surprise. Disons juste qu’il est tout à fait charmant. Pour ceux qui ne connaîtraient pas cette amusante création fictionnelle, en voici l’étonnant mécanisme savamment expliqué par Colin à son ami Chick : “À chaque note (…), je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action de façon que la dose ne soit pas augmentée, ce qui donnerait un cocktail trop abondant (…)”. On reconnaît derrière cette invention fantasque l’ingénieur-musicien et pataphysicien. Nous voici donc chez Colin, le personnage que l’écrivain, resté en scène, est en train d’inventer de toutes pièces.
Rappelons brièvement l’histoire pour ceux qui l’auraient quelque peu oubliée : Colin est un gentil garçon, riche et désœuvré. Il a pour cuisinier Nicolas et, pour ami, Chick, un inconditionnel de Jean-Sol Partre amoureux des livres -sous cette contrepèterie, rappelons-le, se cache le philosophe et père de l’existentialisme. Au cours d’une soirée, Colin rencontre Chloé. C’est le coup de foudre. Les deux jeunes gens se marient et partent en voyage. Mais très vite, Chloé se met à tousser. Le médecin diagnostique un nénuphar dans son poumon droit. Seules les fleurs ont le pouvoir de guérir Chloé. Pour tenter de sauver sa bien-aimée, Colin se ruine en fleurs. En vain. Chloé meurt. Pendant sa lente agonie, l’appartement de Colin s’est mis à rétrécir.
La belle idée de ce spectacle est d’avoir recréé l’univers enchanteur et jazzy de Vian en intégrant à l’histoire d’amour de Colin et Chloé des chansons de l’écrivain, également chanteur, musicien et parolier ; des chansons qui collent à la perfection aux personnages de “L’Écume des jours”. Ainsi chacun y va-t-il de sa chansonnette : “La complainte du progrès”, “Rock and roll mops”, “Fais-moi mal Johnny”, “Ne vous mariez pas les filles”, “J’suis snob”…
“L’Écume des jours” est ici un spectacle musical frais et pétillant comme du Champagne, où la fantaisie, l’urgence de vivre et la bonne humeur éclatent à chaque instant. Il est porté par une troupe d’acteurs formidables, tout en énergie et sensibilité, sortis il n’y a encore pas si longtemps de l’adolescence et du cours Florent. Chloé (Lou Tilly), “petite fleur d’innocence” jolie comme un cœur, forme avec Colin (Clément Deboeur), amoureux maladroit et attentionné, un couple attendrissant. Saluons la mise en scène de Claudie Russo-Pelosi, simple et inventive, pleine d’humour et de poésie, qui permet astucieusement de suggérer différents espaces : la fête, le mariage, la conférence de Partre… À la fin, le décor, en perdant son éclat, semble véritablement rétrécir. Saluons également les costumes. Chloé, Isis, Alise et la pianiste du pianocktail sont ravissantes dans leurs tenues toujours parfaitement assorties. Mention spéciale à la ceinture de vinyles ! L’ingénieuse mise en abyme permet, contrairement au roman, de finir sur une note joyeuse.
“Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun” dit Colin. Il y a fort à parier que chacun trouvera son bonheur dans ce spectacle.
Isabelle Fauvel
(1) Par Charles Belmont, en 1968, et Michel Gondry, en 2013
(2) Lire aussi « Une matinée chez Boris Vian Cité Véron », ma chronique du 17/06/2019
“L’Écume des jours” d’après le roman et les chansons de Boris Vian, mise en scène de Claudie Russo-Pelosi, avec, en alternance, Aurélien Raynal ou Aymeric Aumont, Sarah Rouge-Pullon ou Morgane Dessislava, Valérian Geay ou Clément Deboeur, Lou Tilly ou Léa Philippe, Charles Garcia ou Basile Sommermeyer, Sara Belviso, Stéphane Piller ou Adelin Tirado, Émilie Le Néouac ou Aurore Streich, Adrien Grassard ou Aymeric Aumont. Jusqu’au 27 août au Lucernaire, du mercredi au samedi à 19h, le dimanche à 16h
Mais aussi en tournée : les 8 & 9 juillet au Théâtre de la Faisanderie à Chantilly, les 21 & 22 juillet aux Nuits de la Mayenne, le 26 janvier 2024 à Saint-Gilles- Croix-de-Vie, Sables-d’Olonne
Photos: © Charles Decoux
Grand merci pour cette info ; j’ai relu il y a deux mois ce petit chef d’oeuvre poétique, et vous me donnez envie d’ aller au Lucernaire ! belle idée.