Flash back couleur et ralenti

Le jeune homme est bien habillé. Il porte même un nœud papillon sur sa chemise claire. Il n’a pas de manteau et si le ciel est gris, la température semble clémente. Nous sommes en 1902  dans une rue de Aarhus au Danemark, une cité en bord de mer qui fait face à la Suède, mais on ne voit ni la mer ni la Suède. Le cinéma n’a que sept ans. Pourtant quelqu’un a planté sa caméra sur un trottoir et filme les passants de la rue Saint-Clément. Le procédé cinématographique est tellement récent que personne ne fait attention au cameraman. Celui-là même que l’on aurait pu voir s’il y avait eu un miroir quelque part devant. Dans l’indifférence générale, il n’y a que ce jeune homme qui regarde l’objectif. Cet instant est vertigineux. Comme si lui seul comprenait l’enjeu. Comme si lui seul voyait bien mieux que les autres tout un univers dont la portée se profilait à travers un appareil pour le moins inédit.  Le jeune homme se retourne comme pour vérifier s’il est est vraiment le seul à saisir l’importance du moment. Il en a l’air interloqué bien que cette interprétation soit subjective.

Depuis quelque temps, il est loisible de découvrir sur les chaînes Internet des films très vieux que l’ensemble des techniques modernes non seulement ressuscite, mais améliore. Ils ont patiemment attendu leur nouvelle heure de gloire et l’ont obtenue.

Lorsque l’on regardait jusqu’à présent un vieux film noir et blanc, ses images saccadées nous renvoyaient au passé. On les visionnait avec un rien de commisération, de curiosité et de distance. Le défilement trop rapide rendait l’exercice comique quand bien même rien n’était drôle. Nos ordinateurs ayant ralenti les images plus que de normale après les avoir colorisées, des sensations nouvelles sont apparues. On a pu voir récemment sur Instagram une séquence très courte qui se passait dans une ville irlandaise du temps où les omnibus étaient tirés par des chevaux. Sur une musique de John Field (un compositeur mal connu qui inspira Chopin) on voit une scène de circulation où tout ce que l’on peut noter c’est une carriole équestre menée par un homme et manœuvrant pour éviter un de ces omnibus. Rien d’extraordinaire en soi, on en baillerait d’ennui si c’était un moment contemporain. Mais c’est bien là, de cette intemporalité, que la magie agit. Toutes les techniques utilisées font que cette fois la distance est rompue. Tous ces gens morts depuis longtemps reprennent vie. Tout comme ce jeune homme danois qui nous salue enfin alors que son corps n’est plus, depuis longtemps, qu’un squelette. Notre regard croise le sien si vivant et nous nous sentons l’envie pavlovienne de lui adresser un fraternel signe de la main.

Ces résurrections cinématographiques sont une mine de découvertes. Pêle-mêle on peut voir un policier faisant la circulation en 1911 à New York ou un couple de jeunes femmes téléphonant depuis la rue en 1922. La chaîne Historicpix nous montre un groupe d’enfants américains en 1902 en Amérique. Cette fois les enfants ont bien compris qu’il s’agissait d’un truc nouveau et sans doute n’ont-ils pas eu la chance de voir le résultat. Mais on les voit se bousculer pour se caler bien en face de l’objectif en crânant et en rigolant tout à la fois. Pareillement on a bien envie de les saluer. Depuis un siècle tellement saturé d’images que l’on ne voit pas l’écriture sombrer.

Un de ces micro-films est parfaitement choquant alors qu’il ne devait pas l’être, en 1898 (!) quand il a été tourné. Titré « A french woman and children in Indochina » (2) il dévoile donc en Indochine, une femme bien habillée avec un couvre-chef à rubans façon belle époque en train de distribuer à la volée de la nourriture à des enfants dans la rue comme si c’étaient des moineaux. Elle a l’air de trouver leur empressement à ramasser ses offrandes comme une expérience parfaitement tordante, une histoire qu’elle doit déjà se promettre de raconter à ses amies et connaissances à l’heure de prendre le thé ou un soda glacé.

Mais en général les images sont banales, c’est un apéritif entre copains quelque part en France, des coquettes ou demi-mondaines descendant ou remontant l’avenue Foch à Paris, tenant une ombrelle afin de se protéger du soleil.

On pense, avec un certain recul désormais, à ces films familiaux de huit millimètres tournés dans les années soixante avec une caméra Kodak. Et son moteur qu’il fallait remonter avec une manivelle. Une fois développés les films le plus souvent, racontaient des enfants à la fête à l’occasion d’un anniversaire, d’un mariage, de vacances à la plage. Là c’est différent puisque si les enfants sont toujours vivants, ils se regardent eux-mêmes vus de leur statut de senior. Ils ont l’air de nous dire « alors tu rigoles toujours autant? ». et nous nous gardons bien de leur répondre pour ne pas les décevoir.

PHB

(1) Visionner « Skt. Clemens Bro, Aarhus, Denmark, 1902 »
(2) Visionner la séquence d’une femme française en Indochine

Photo d’ouverture: ©PHB, ci contre: capture d’écran
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3 réponses à Flash back couleur et ralenti

  1. Pierre DERENNE dit :

    Avec le filtre woke, la vidéo d’Indochine peut être gênante mais le frétillement des gosses me rappelle celui des mouflets dont je faisais partie qui bataillaient pour récupérer les petits tubes de moutarde Amora lancés lors du passage de la caravane du Tour de France.
    Imaginez seulement, un camion Huawei ou Apple jetant à la volée leurs produits dans les rues de Paris et votre vidéo visionnée des millions de fois…

    • Philippe PERSON dit :

      Effectivement, c’est franchement abject. Je ne vois pas le rapport avec le Tour de France. C’est sans doute ça être « woke »… trouver que le colonialisme est un crime qui se paie aujourd’hui pour la France peu aimée dans le monde… En voyant ces images humiliantes, on n’est pas fier d’être français. La moutarde,on la ramasse, pour qu’elle nous monte au nez…

      • Pierre DERENNE dit :

        Oui effectivement c’est ça être woke, essayer faire croire au monde entier que l’on est une réincarnation de l’immaculée conception.
        De par ma profession et ultérieurement pour mon plaisir, j’ai et je parcours le monde dont presque toutes nos anciennes colonies et suis toujours accueilli agréablement. Eprouver un sentiment de honte d’être Français me paraît aussi peu pertinent que d’en être fier. Ôter le vernis culturel, les hommes sont semblables quel que soit le pays le leur naissance.

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