C’est le critique italien Riccioto Canudo, ami d’Apollinaire, qui, le premier, utilisa en 1923 l’expression «septième art» pour qualifier le cinéma. Le mot «cinématographe» avait déjà été victime de l’habituelle apocope, cette figure de style qui consiste à raccourcir un mot un peu long (« auto » pour automobile). Dans la revue Nord-Sud du 15 avril 1917, Apollinaire publie ce poème intitulé « Avant le cinéma » : «Si nous étions des Artistes/Nous ne dirions pas le cinéma/Nous dirions le ciné/ Mais si nous étions vieux professeurs de province/Nous ne dirions ni ciné ni cinéma/Mais cinématographe/Aussi mon Dieu faut-il avoir du goût». Le cinéma, en 1917, a tout juste une vingtaine d’années. La première séance publique a eu lieu à Paris en décembre 1895 dans une salle de billard du Grand Café (actuel hôtel Scribe, quartier de l’Opéra). Les instigateurs sont les inventeurs eux-mêmes, les frères Auguste et Louis Lumière. Fils de l’industriel Antoine Lumière, originaire de Besançon, peintre et photographe, ils ont épousé deux sœurs, vivent dans deux appartements d’une même villa et forment une communauté particulièrement soudée.
Toujours à l’affût de progrès, ils déposent plus de 150 brevets principalement dans le domaine de la photographie. En créant une nouvelle émulsion pour les plaques photographiques (les fameuses «étiquettes bleues») ils font fortune. Leurs recherches les conduit à inventer le « cinématographe Lumière » pour lequel ils déposent aussi un brevet, quelques mois seulement avant la présentation à un petit nombre d’invités. La nouvelle machine, à la différence de ce qui existait déjà, permet de projeter un film sur un écran (donc visible par tous) et elle est transportable.
La séance parisienne fait sensation. On découvre avec stupeur que des images peuvent s’animer avec une illusion quasiment parfaite. On assiste notamment à la fameuse Sortie des usines Lumière à Lyon. Dans le public se trouvait le célèbre magicien George Méliès, qui en sort «absolument stupéfait» et se montre immédiatement désireux d’acheter l’invention. Si l’on en croit la légende, c’est d’ailleurs à lui que les frères Lumière, déclinant la proposition, auraient affirmé que l’invention «n’avait aucun avenir commercial».
Quelques années plus tard, c’est dans la ville de La Ciotat, au bord de la Méditerranée, qu’eut lieu une nouvelle projection payante des premiers courts-métrages. Antoine le père avait été séduit par la lumière et le climat de cette ville provençale. Il y avait fait construire une villa somptueuse où la famille passait de longs mois de villégiature. C’est d’ailleurs à La Ciotat que se déroulent la moitié des films tournés avec le nouvel appareil.
Cette deuxième séance payante de l’histoire eut lieu le 22 mars 1899 dans une salle de spectacles construite dix ans plus tôt -la même année que la tour Eiffel. Il s’agit de l’Eden-Théâtre. On y représente vaudevilles, matchs de boxe, numéros de music-hall… La soirée proposée ce soir-là a de quoi intriguer les habitués. Il s’agit, précise l’affiche, d’un «spectacle des plus scientifiques, absolument moral et intéressant, aussi bien goûté des grandes personnes que des enfants que l’on peut amener sans crainte». Au programme, dix-neuf petits films d’une grande variété de thèmes, allant du lancement d’un navire à La Ciotat à une scène de ménage («Crêpage de chignons») en passant par des danses javanaises et «Le premier repas de bébé». N’y figurent pas cependant les deux réalisations marquant réellement le début de l’art cinématographique et devenus de véritables mythes: « L’Arroseur arrosé » et surtout « L’Arrivée du train en gare de La Ciotat » (1).
Depuis 1942, à l’emplacement même où a été tourné ce film, une plaque rappelle aux usagers de la SNCF que l’endroit est devenu de ce fait un lieu historique. On ignore souvent que, pour ces films de quelque 50 secondes, les réalisateurs avaient pratiquement constitué un «casting» puisque, parmi les voyageurs descendant du train, on reconnaît Joséphine Lumière, la maman des deux frères et Suzanne, la fille de Louis. Quant au rôle du jardinier arrosé par l’espièglerie d’un gamin farceur, il est tenu par le véritable jardinier de la propriété ciotadenne des Lumière. Par ailleurs les Lumière ne se contentaient pas d’une seule prise : il y a plusieurs versions de chacun de ces films.
L’Eden-Théâtre n’est pas seulement un lieu historique. C’est un véritable cinéma géré par une association active (Les Lumières de l’Eden) et offrant une riche programmation. On n’y pénètre pas sans émotion. Le bâtiment, qui avait subi les outrages des ans, a été plusieurs fois menacé de destruction ou de rachat par un promoteur immobilier. Un certain nombre de passionnés se sont mobilisés. Ils ont reçu les appuis de personnalités du cinéma, parmi lesquels les directeurs de la cinémathèque Georges Franju et Henri Langlois. Des acteurs comme Jean-Louis Trintignant et Claudia Cardinale, des réalisateurs comme Claude Lelouch ont fait entendre leur voix. Création d’une association, rachat par la ville, restauration du bâtiment, inscription à l’inventaire supplémentaire des monument historiques : l’Eden-Théâtre a été sauvé. Il peut aujourd’hui arborer avec fierté le titre de «plus ancien cinéma en activité au monde» dans le livre Guinness des records.
Gérard Goutierre