Les amateurs de chemins de crête le savent, c’est le retour qui est pénible. Au propre comme au figuré, tout paraît alors plus bas. Il se trouve que la position sommitale est l’un des effets bénéfiques du « Fou d’Elsa », recueil de poésie paru voilà 60 ans cette année. Louis Aragon, grand ordonnateur du temps, de la chevalerie et de l’amour, n’y quitte pratiquement jamais la haute altitude. Ce livre est un espace vivifiant où il fait bon se perdre. L’auteur y mélange les genres avec une maîtrise étonnante, une permissivité, une absence de complexes qui ne cessent d’étonner. L’on passe ainsi de la prise de Grenade par les catholiques à la toute fin du 15e siècle, à son amour éternel pour Elsa. Et comme toujours chez Louis Aragon (1897-1982), le parcours est semé de pépites poussées çà et là par une prosodie souvent exceptionnelle. Voilà qu’il écrit: « Les mots que l’on dit sur les lèvres meurent/Le sens qu’ils portaient s’éteint lentement/ Il faut accepter que rien n’en demeure/Les baisers sont seuls partis les amants. » Ou encore: « Te voilà ma jacinthe entre mes bras captive/Qui bouge doucement dans le lit quand j’arrive. »
« Le fou d’Elsa » est donc un bien étrange breuvage. Aragon y crée une sorte de continuum spatio-temporel où l’on croise sa compagne la femme de lettres Elsa Triolet (1896-1970), et Isabelle la Catholique (1451-1504) qui s’évertua aux commandes d’une armée, à reprendre Grenade aux musulmans. Aragon ne le précise pas, mais la légende veut que celle-ci aurait menacé de ne plus se changer tant que la ville ne serait pas revenue à des mains chrétiennes. Et l’argument porta puisque Grenade tomba. Cependant que l’auteur avoue sa préférence pour Boabdil, chef du royaume de Grenade que d’aucuns de son camp trouvèrent moyennement efficace pour défendre la ville. « Le fou d’Elsa » c’est bien ça, une navigation littéraire de haute volée, interconnectée sur plusieurs siècles. Aragon est ici comme chez lui, en totale liberté dans les étages supérieurs de la pensée. Il y excelle dans le mélange des thèmes, puise allègrement dans la poésie médiévale, réécrit des contes, complète à sa guise des histoires anciennes, cale ses propres textes, sans gardiens ni censeurs.
Une universitaire s’est opportunément penchée sur ce cas en publiant cette année aux éditions Honoré Champion, une somme titrée « Le fou d’Elsa de Louis Aragon: le sujet médiéval réinventé ». Dommage que Élodie Burle-Errecade n’ait pas fait montre pour l’occasion d’un meilleur sens de la narration. Dommage également qu’elle construise des phrases certes savantes mais si hermétiques, avec du vocabulaire qui exige d’avoir un dictionnaire à portée de main. Comme elle le dit d’ailleurs en substance en mentionnant la linguiste Catherine Kerbrat Orecchioni: soit le destinateur adapte son langage au destinataire, soit il se retranche dans une « solitude langagière ». Il est regrettable qu’elle ait choisi la deuxième option, car derrière un jargon savant, se trouve malgré tout une bonne enquête, une volonté d’analyse qui fait mouche bien souvent. Ce faisant elle démontre qu’Aragon a créé avec « Le fou d’Elsa » une sorte d’escape game comme on dit de nos jours. Un monde dont il faudrait trouver le trousseau de clés puis l’issue de secours alors que l’auteur lui-même, maître des horloges, s’ingénie par ailleurs à confondre le début et la fin. Le front virtuellement équipé d’une lampe frontale, Élodie Burle-Errecade, a tenté de rationaliser un ensemble fait pour résister à l’analyse froide. Mais Grenade si l’on peut dire, a résisté à ses assauts. Ce livre d’Aragon est bien intrigant mais au fond, il fait bien de rester une énigme. Dans la mesure où son élucidation en dégraderait le charme, son envoûtement ineffable.
C’est dans cet ouvrage incidemment que sous le titre « Zadjal de l’avenir », son auteur écrit que « l’avenir de l’homme est la femme/Elle est la couleur de son âme/Elle est la rumeur et son bruit ». Avec « La femme est l’avenir de l’homme », le chanteur Jean Ferrat s’en servira, après un nouvel arrangement de mots, pour interpréter une chanson bien connue. Ce féminisme précoce ne risquera pas en tout cas de provoquer l’ire des nouveaux surveillants du politiquement correct, si tant est qu’ils envisagent de lire Aragon. Dont la poésie fertile est comme une lyre sonorisant délicatement les temps anciens qu’il affectionne. Ainsi lorsqu’il versifie: « Douceur douceur ma destinée/Et sur la lèvre du dormeur/Comme une à une les années/Tous les baisers donnés se meurent. »
L’auteur précise en liminaire que le projet a germé après avoir détecté une faute de français dans une romance qui disait « la veille où Grenade fut prise », là où il aurait fallu écrire « la veille du jour où… ». Volant ce vers dont il avait « fait le crochet d’une serrure singulière », il se voyait alors en position de créer tout un monde.
PHB
« Le fou d’Elsa », Aragon, Gallimard
« Le fou d’Elsa de Louis Aragon: le sujet médiéval réinventé », Élodie Burle-Errecade, éditions Honoré Champion
Dommage que dans cet article « Le Fou d’Elsa » n’ait pas été contextualisé avec la guerre d’Algérie ; car, outre la célébration d’Elsa, c’est bien de cela qu’il s’agit. L’ouvrage est écrit pendant les « événements d’Algérie » (1 million de morts) pour célébrer la culture et la poésie arabo-andalouse tandis qu’en France on parle de « bicots », de « ratons », de « bougnouls » ou de « melons »…
Erratum
Contrairement à ce qui a été annoncé, la femme ne sera pas l’avenir de l’homme.
Qu’il se démerde.
(lu dans le jardin de leur maison de St Arnoult en Yvelines)
Pour les Arabes, consolez vous, ils sont chez vous maintenant. Profitez…
Que voulez-vous dire exactement: « Pour les Arabes, consolez-vous, ils sont chez vous maintenant. Profitez… »?
Bonjour,
La reine Isabelle de Castille a bien porté la même chemise de lin pendant toute la durée du siège de Grenade, ce qui a fini par lui donner la couleur isabelle (jaune pâle), qui est attribuée à certains chevaux…
Excellent rappel merci à vous. PHB