Marquet a laissé la lumière allumée

Pour ce qui était de la lumière et du traitement de la lumière, Albert Marquet était on peut le dire (avec quelques pairs) une sorte de savant, soit bien davantage qu’un spécialiste. Quand il a peint une vue de Dieppe dont on voit ci-contre un détail, il y a ce vert de l’eau qui s’oppose aux couleurs orangées du ciel, avec le gris des habitations comme révélateur. Il l’a peinte en surplomb comme à peu près toutes ses œuvres paysagères. Sa femme Marcelle (dont il a exécuté un jour un portrait valant au moins trois Jocondes) disait de lui en 1955 qu’une partie de son travail consistait à « supprimer certains détails », à simplifier: « il ne gardait que quelques lignes, et l’on s’apercevait après-coup, qu’il avait su choisir celles qui suffisaient à exprimer à la fois son objet et sa propre émotion. » Albert Marquet (1875-1947) fait actuellement l’objet d’une exposition au Musée d’art moderne André Malraux au Havre (MuMa), notamment -et c’est logique- pour les peintures qu’il réalisa en Normandie au début du 20e siècle. On compte aussi une belle vue de Paris sous la neige, dès l’entrée, mais c’est juste pour nous souffler au passage qu’il s’agit d’un don récent. Le MuMa a bien raison de s’en vanter, ce n’est pas tous les jours que l’on fait entrer un Marquet dans ses collections permanentes.

Heureusement que des tiers ont pris la parole pour évoquer Albert Marquet. Car il avait la réputation vérifiée de ne causer ni aux journalistes ni aux acheteurs, quand bien même ceux-là étaient-ils venus de l’étranger juste pour lui. Comme il était encore possible à cette époque d’être connu sans avoir un visage connu, cela permettait au peintre d’ouvrir la porte à ses visiteurs impromptus et de leur déclarer sur un ton de majordome de haute école: « Je regrette, monsieur Marquet est sorti. » Il avait connu des débuts modestes, fabriquant pour ses fins de mois, des frises de théâtre au côté de Matisse dans un hangar des Buttes-Chaumont (19e arrondissement de Paris).  Le succès venu ne lui avait pas tourné  la tête, il avait refusé les honneurs, ne vivait pas grand train et sortait de chez lui surtout pour jouer aux échecs, discipline où son talent était paraît-il redouté.

En attendant le voilà de retour en Normandie et notamment au Havre, ville qu’il avait saisie dans son état d’origine avant les destructions radicales de la seconde guerre mondiale. Durant cette dernière période précisons qu’il était resté en Algérie (pays où il a rencontré sa future épouse), mais que de là-bas, il s’était ému en 1941 d’apprendre que certaines de ses œuvres avaient été exposées au Salon des Tuileries moyennant un certificat de « non appartenance à la race juive ». Outré il en avait exigé le décrochage. Mais à partir de 1903, en Normandie, on était encore loin de ces horreurs et nul doute qu’avec son ami et confrère Raoul Dufy, il ne quêtait de Fécamp à Trouville en passant par Honfleur, que la prise de vue décisive.

Il y retournera encore plus tard, notamment en 1934, pour figer une admirable vue du Havre qui fait partie des collections du musée de Liège (Belgique). Il s’agit définitivement d’une peinture remarquable. Si intéressante qu’avec quatre ou cinq autres seulement elle suffirait à justifier une exposition. Sa femme parlait des détails on l’a dit, Marquet y avait plaqué son époque avec cette matité qui fait sa signature, comme souvent par ailleurs chez Corot. On y voit quelques voiliers certes mais aussi les cheminées des bateaux à vapeur, un tramway, quelques usines au loin et une affiche publicitaire presque au premier plan. L’artiste maîtrise ici complètement le jeu des lumières transformant cette toile en espace de pureté. Peut-être en a-t-il été lui-même surpris.

On peut toujours y jeter un œil sur le site (1) du MuMa, l’image y est disponible en haute définition mais ce serait dommage de ne pas aller la voir au Havre tellement cette ville originale et son musée front de mer, méritent le déplacement. Avec les lumières qui changent tout le temps on comprend mieux le sport cérébral qui consistait pour les artistes en général et pour Marquet en particulier à s’en servir comme si elles sortaient d’un tube de couleur céleste. Albert savait s’y prendre avec les teintes c’est sûr mais on ne manquera pas non plus les quelques dessins de sa main. On y trouvera entre autres pépites, un portrait de Matisse en haut de forme et pipe au bec, mais aussi un petit ensemble non moins remarquable comprenant une jetée, une plage et des femmes assises. L’expo compte également un auto-portrait (ci-dessus), peut-être moins plaisant que ses paysages à l’éclat délicat, mais il s’y présente avec un clin d’œil appuyé, laissant plaisamment entendre qu’il ne faut pas tout prendre au sérieux dans la vie. Sauf la lumière sacrée.

PHB

(1) « Marquet en Normandie » MuMa Le Havre jusqu’au 24 septembre

Photos: ©PHB
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2 réponses à Marquet a laissé la lumière allumée

  1. Jean V. dit :

    Merci Philippe pour cet article. Un peu loin pour moi Le Havre mais ça a l’air super ! Ah, les deux derniers Marquet que j’ai vu, au Musée P. Valéry il y a un mois et au Musée Faure la semaine dernière, magnifiques. Le « Quai du Havre » est très lumineux, on dirait ses peintures sur la Méditerranée. Une belle découverte.

  2. bruno charenton dit :

    « Mon cher Matisse, Je suis à Paris depuis quelques jours pas fâché d’être de retour. Malgré la beauté du pays n’ai rien fichu à Fécamp, un temps très contrariant qui a cassé comme une allumette mon grand chevalet belge, pourtant bien solide, dégouté, je suis parti… »
    – les jours « sans » relatés dans la correspondance de ces deux grands artistes qui blaguent et appréhendent le monde depuis leur périmètre sensible et s’en moquent parfois.

    merci d’évoquer cette exposition qui doit valoir tout le coup qu’on imagine, si on aime Marquet, sa merveilleuse touche, sa crème de lumière, ses panoramas qui débordent et ne semblent rien contenir d’autre que l’effacement devant la mer, pour mieux l’offrir à notre regard ému.

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