Découvrir ce texte sous la plume d’Emil Cioran est forcément déroutant pour qui fréquente un tant soit peu le philosophe roumain dont on connait le goût pour le nihilisme (un critique le qualifiait «d’idolâtre du doute»). Il s’y révèle cette fois un amoureux éperdu, avec tout ce que cela comporte de véhémence et de passion. Sous le titre «Elle n’était pas d’ici…» Cioran évoque, sans la nommer, une figure féminine qu’il n’a cependant rencontrée que deux fois. «L’extraordinaire ne se mesure pas en termes de temps. Je fus conquis d’emblée par son air d’absence et de dépaysement, ses chuchotements, ses gestes mal assurés, ses regards qui n’adhéraient ni aux êtres ni aux choses, son allure de spectre admirable.» Le philosophe avoue sans détours qu’à l’instant même où il la vit, il devint «amoureux de sa timidité, une timidité unique, inoubliable qui lui prêtait l’apparence d’une vestale épuisée au service d’un dieu clandestin ou alors d’une mystique ravagée par la nostalgie ou l’abus de l’extase». Il n’en faut pas plus pour que s’impose l’idée du coup de foudre, ou d’une révélation quasiment baudelairienne ( «Un éclair… puis la nuit ! –Fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître ! ».) Ce texte de Cioran, repris sans autre précision dans «Exercices d’admiration» (Gallimard) fut d’abord publié dans une revue littéraire franco-uruguayenne créée peu avant les années 1950 et animée par la poétesse, traductrice et mécène Susana Soca.
Cette femme d’exception, aujourd’hui quelque peu oubliée, avait semble-t-il le pouvoir d’impressionner tous ceux qu’elle rencontrait. Son influence dans le milieu intellectuel et artistique de son époque fut déterminant. Née en 1906 à Montevideo, de parents aisés et cultivés (son père, grand médecin, était disciple de Charcot), Susana Soca consacra sa vie aux écrivains et artistes qu’elle contribua à faire connaître.
En 1938, elle s’installe à Paris, déployant ses doubles activités d’éditrice et de mécène. Elle se lie d’amitié avec Paul Éluard, Roger Caillois, Valentine Hugo, Jules Supervielle, Henri Michaux. S’intéressant davantage aux œuvres des autres qu’à ses propres écrits (essentiellement des poèmes, publiés après sa mort), elle fait connaître en occident l’œuvre de Boris Pasternak ayant pour cela spécialement fait le voyage en Russie. Son goût pour la peinture et l’idée d’ouvrir une pinacothèque dans son pays la conduisent à collectionner les grands noms du XXe siècle, notamment Modigliani, Chirico, Soutine. C’est d’ailleurs elle qui organise dans la capitale uruguayenne la première exposition retrospective du peintre français d’origine russe Nicolas de Stael. Plusieurs témoignages ainsi qu’une photo, indiquent que Picasso fit un portrait d’elle, pour la remercier de sa générosité envers les artistes espagnols réfugiés en France.
C’est en 1947 à Paris, que Susana Soca crée la revue «La Licorne». Une revue cosmopolite assez luxueuse de près de 200 pages, qui porte en couverture un dessin de Valentine Hugo, et dont le premier numéro propose des textes de Supervielle, Jorge Luis Borges, Maurice Blanchot, Pablo Neruda. Dans le numéro suivant apparaissent Alberto Moravia, Francis Ponge, Jean Paulhan. Au sommaire du numéro 3 (automne 1948) figurent Roger Caillois, René Char, Pierre-Jean Jouve, Jorge Guillėn.Revenue dans son pays d’origine à l’aube des années 1950, Susana Soca continue ses travaux d’éditrice. Sous le nouveau titre Entregas de La Licorne, la revue, publiée cette fois en Uruguay, connait dix autres numéros. Les sommaires continuent d’être prestigieux.
Sa disparition tragique, à l’âge de 52 ans, aurait pu contribuer à la faire entrer dans la légende. Le 11 janvier 1959, le Super Constellation de la Lufthansa dans lequel se trouvait l’écrivaine de retour dans son pays, s’écrase et prend feu près de l’aéroport de Rio de Janeiro. Seuls survécurent le pilote et deux membres de l’équipage. Les 29 passagers trouvèrent la mort. Parmi eux, l’archiduchesse Maria Ileana de Habsbourg-Toscane, petite-fille du roi Ferdinand de Roumanie, et Susana Soca présentée comme une «impresaria littéraire». Si l’événement fut relativement peu relaté par les journaux français, il connut un grand retentissement dans les milieux littéraires.
Le dernier numéro de Entregas de la Licorne ( n° 16), paru en 1961, fut entièrement consacré à Susana Soca avec son portrait (ci-contre) réalisé par Valentine Hugo. L’écrivain argentin Jorge Luis Borges lui dédie un poème. Le romancier français Marcel Jouhandeau l’évoque en ces termes : «Quel rêve, recluse dans le siècle et discrète, vivait cette carmélite empanachée, figure de haute lisse à sa licorne enchaînée ?». Lanza del Vasto, maître à penser de toute une génération, écrit : «Je pense à vous comme à ces oiseaux qui courent sur la plage mouillée et laissent pour chaque pas sur le sable une étoile». On y trouve notamment des textes de Henri Michaux, Jose Bergamín, Ungaretti, Jorge Guillén… et l’émouvant hommage de Cioran évoqué plus haut.
Dans ses Cahiers, à la date du 12 janvier 1959, ce dernier note sèchement, sans autre commentaire : «Mort de Susana Soca». Il ajoute cependant deux vers du poète anglais Ernest Dowson : «I am not sorrowful but I am tired / Of everything that I ever desired» («Je ne suis pas triste, je suis fatigué / De tout ce que j’ai toujours désiré»).
Gérard Goutierre
Photos: ©Gérard Goutierre