Cocteau fait son retour sur les planches

“Faites semblant de pleurer, mes amis, puisque les poètes font semblant d’être morts” déclarait Cocteau dans “Le Testament d’Orphée” (1960). “Comment se porte son œuvre aujourd’hui ?” serait-on tenté de demander alors que se profile le soixantième anniversaire de sa disparition. Si les films de Jean Cocteau (1889-1963) comptent parmi les chefs-d’œuvre de notre patrimoine cinématographique, si ses dessins au style reconnaissable entre tous sont appréciés dans le monde entier, son théâtre, hélas, semblait un peu tombé dans l’oubli ces dernières années. Certes, Jean Marais (1913-1998), l’ami fidèle, n’avait eu de cesse de monter et jouer ses pièces dans le souci de faire perdurer la mémoire de son mentor. Jean-Claude Brialy (1933-2007) avait mis en scène “Les parents terribles” à l’aube du nouveau millénaire et un “Orphée”, porté par une troupe jeune et dynamique, avait vu le jour au Théâtre du Lucernaire en 2019. Mais tout de même…  Aujourd’hui, alors que le Théâtre Hébertot affiche “Les parents terribles” (1938) avec une distribution des plus prestigieuses (Muriel Mayette-Holtz, Maria de Medeiros et Charles Berling en ce qui concerne les fameux parents), voici que son petit voisin se met au diapason avec un drame encore plus rarement joué, “L’Aigle à deux têtes”.  Créé en 1946 au Théâtre Hébertot -décidément- avec Edwige Feuillère et Jean Marais dans les rôles principaux, immortalisé deux ans plus tard dans un film par Cocteau lui-même, il fait aujourd’hui son retour sur les planches et nous prouve, si besoin est, que le théâtre de Cocteau, n’a pas pris une ride. On s’en réjouit.

Cocteau s’était inspiré, pour ce drame romantique, du roi Louis II de Bavière (1845-1886), monarque excentrique célèbre pour avoir fait construire de fabuleux châteaux (1), et de sa cousine l’impératrice Élisabeth d’Autriche (1837-1898), morte poignardée par un anarchiste italien. Le poète avait fait de son personnage principal “une reine d’esprit anarchiste”, peu encline à se plier aux usages de la monarchie, en conflit constant avec sa belle-mère l’archiduchesse, et voyageant de château en château pour mieux fuir la vie de cour à Vienne. La somptueuse robe du soir que portait Edwige Feuillère au premier acte, avec parure d’étoiles de diamants dans les cheveux, n’était pas sans volontairement rappeler le célèbre portrait en pied de l’impératrice réalisé par Winterhalter (1865), resté dans toutes les mémoires.

Rappelons brièvement l’intrigue : la jeune reine d’un royaume imaginaire vit dans le souvenir de son époux, le roi Frédéric, victime d’un attentat le matin de leurs noces. Retirée du monde depuis dix ans, elle attend la mort. Un soir, un jeune poète anarchiste, Stanislas, fait irruption dans sa chambre pour la tuer. Or celui-ci s’avère être l’auteur d’un poème que la reine a appris par cœur ainsi que le parfait sosie du roi tant aimé…  Alors qu’il est blessé et poursuivi par la police du royaume, elle décide de le cacher et de laisser s’accomplir le destin. C’est sans compter sur l’amour passionnel qui va tous deux les submerger…

“Je ne vous offre pas le bonheur. C’est un mot déshonoré. Je vous offre d’être, vous et moi, un aigle à deux têtes comme celui qui orne vos armes. (…) Vous avez demandé à Dieu qu’il nous sauve. Écoutez son ange qui s’exprime par ma voix. Maintenant, répétez ce que je vais dire. Mon Dieu, acceptez-nous dans le royaume de vos énigmes. Évitez à notre amour le contact du regard des hommes. Mariez-nous dans le ciel.” Ces paroles de Stanislas, “anarchiste d’esprit royal” et poète, adressées à la reine à la fin de l’acte II, dénotent tout le lyrisme de Cocteau.  Sa “poésie de théâtre”, ainsi qu’il désignait son théâtre, s’écoute avec bonheur.

Les comédiens s’emparent ici avec talent de la langue de Cocteau, la rendant tout aussi actuelle qu’intemporelle. Mais ce qui fait toute la force et l’originalité de ce spectacle, c’est l’angle choisi par le metteur en scène :  la transposition de la pièce en Asie. Une riche idée ! Non seulement elle fonctionne merveilleusement bien visuellement, mais elle enrichit le propos en accentuant encore davantage les différences entre la reine et Stanislas. Deux personnes que tout oppose peuvent s’aimer malgré les disparités sociales et culturelles.  Les comédiens sont donc d’origine asiatique, à l’exception de Stanislas. Décors, toilettes et uniformes de cour, composition musicale nous transportent en Asie. Les revolvers sont remplacés par des sabres et les images projetées sur le mur du fond rappellent les peintures à l’encre de Chine. Saluons, pour finir, les interprètes, excellents, avec une mention particulière pour Huifang Liu, reine impétueuse et fière au bel accent indéfinissable, et Jérémy Brige, Ruy Blas à l’âme pure. Tous deux sont justes et émouvants, faisant montre d’une belle palette de jeu. La dernière scène est déchirante. Une adaptation très réussie !

Isabelle Fauvel

(1) Chronique du 31/08/2018 “Le Roi-Lune en ses châteaux”

“L’Aigle à deux têtes” de Jean Cocteau, mise en scène de Paul Goulhot, au Studio Hébertot 78 bis boulevard des Batignolles 75017 Paris, les dimanches à 19h et lundis à 21h jusqu’au 16 avril

Photo: © Morgane Guisti
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