Disons que si l’on veut bien accentuer une description laissant entendre qu’un certain désordre règne, il est préférable d’utiliser le mot chaos. Dans la plupart des sujets d’actualité qu’il s’agisse de climat ou de colère sociale, le choix est vite fait. D’autant que parler de bazar a quelque chose de péjoratif susceptible de vexer un responsable politique, un militant ou un manifestant. Mais techniquement c’est faux. Dans l’antiquité, le chaos était considéré, comme l’état d’un monde confus existant avant tout départ de civilisation. Autrement dit, en clair si possible, un juste-avant précédait les prémices de l’apparition de la vie et même de la lumière. C’est dire que l’emploi du mot chaos pour désigner au hasard les conséquences d’une grève des éboueurs a quelque chose d’anachronique sauf à considérer bien sûr que nous ne sommes pas encore sortis de l’entropie originelle. Ce qui donnerait raison à un lycéen reprochant à Élisabeth Borne, sur un plateau de télévision, d’être l’organisatrice du chaos. Mais si l’on s’en tient aux textes, le big bang est quand même un peu loin de notre monde contemporain.
Les commentaires sont comme l’Histoire, ils ne se répètent pas, ils bégaient. En 1938, voici ce que l’écrivain et poète Léon-Paul Fargue (1876-1947) écrivait dans le Figaro: « Littré , ce brave homme au visage sigillé de méditations, disait que le chaos était la confusion générale des éléments avant leur séparation et leur arrangement pour former le monde. Or, celui qui veut bien se donner la peine d’examiner, bésicles aux yeux le jeu du monde, celui-là doit constater que la carte France a glissé des mains de Dieu pour replonger dans la baratte du chaos. En dépit de notre optimisme, nous voici encore en pleines ténèbres, et les mots de fatras, de salmigondis, de capharnaüm sont insuffisants pour dépeindre le dérangement dont souffrent le pays politique, le pays moral, le pays sentimental, le pays intellectuel, le pays social, bref le pays français, que nous foulons d’un pied de plus en plus hésitant. »
Pour le coup Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900) précédait Léon-Paul Fargue dans la mesure où il pensait à peu près la même chose, sauf que lui, en tant que philosophe, raisonnait de façon générale et pas en direct le nez dans le journal. Selon cet immense crânien en effet, « le caractère de l’ensemble du monde est de toute éternité celui du chaos, en raison non pas de l’absence de nécessité, mais de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse ».
C’est sans doute en raison de cette fatalité que l’homme a dû se résoudre à créer des oasis de calme au sens propre et au sens figuré et, plus prosaïquement, à faire équiper ses fenêtres de verre à triple vitrage. Le chaos est en effet plus acceptable dès lors que son boucan est atténué, la chose est bien connue, c’est l’effet d’amortissement que les physiciens (et les financiers) savent parfaitement décrire.
Les enfants ont un sens assez développé de la mise en chaos, qu’il s’agisse de leur chambre à coucher et mieux encore de la cour de récréation. Contraints à la discipline, à l’ordre, au silence, ils s’égaient dès l’heure venue en savourant dans l’action et les cris, la suspension provisoire du monde réglementaire. L’image s’est, elle aussi, infiltrée dans l’actualité car passé un certain niveau de brouhaha, le commentateur avisé a coutume de prononcer finement, sur le ton de celui qui en profite au passage pour souligner son sens de l’à propos, qu’il serait « temps de siffler la fin de la récréation ». Tout le monde comprend bien qu’il s’agit d’une image bien sûr, qu’elle vaut encore pour un match de foot mais qu’il n’existe hélas, pas de sifflet assez puissant pour mettre un terme aux grosses catastrophes de l’anthropocène.
L’idée de la cour de récréation n’est pas si bête. Par extension en effet, si l’on permettait à quelques grands de ce monde d’aller se défouler une heure dans un espace clos avec un ballon et quelques biscuits au chocolat au fond de la poche, ils seraient peut-être moins tentés, une fois leurs genoux dûment écorchés par le jeu, de se chercher des noises entre eux, en pariant sur celui qui possède la plus grande bombe. C’est peut-être en partie pour cela que la question des retraites est un sujet sensible dans la mesure où ce temps d’après le travail, ressemble à une grande -et même ultime- récré.
« Ordonner le chaos, voilà la création » écrivait Guillaume Apollinaire en 1907 à propos de Henri Matisse (1869-1954). Il n’avait que 27 ans. Durant la première guerre mondiale, les pieds dans la boue, les mains dans le sang, un goût de vomi dans la bouche, il écrivait néanmoins des poèmes. C’était à son échelle d’homme, sa façon d’ordonner le chaos.
PHB
Superbe variation, à laquelle on peut adjoindre le grain de sel de notre Montaigne : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne »…
Délicieux
Je transmets. Car très finement orchaostré.
Un texte très inspiré, et inspirant. Bravo!
Le terrain est très glissant. Le « retour à l’ordre » n’a pas bonne presse… La raison et le bon sens ont un parfum de droite, voire pire… Le vivant crée le désordre, la chienlit. In medio stat virtus?
Superbe sujet ! Jolie digression sur notre chaos. Bises