Le cas doit être unique dans l’histoire du cinéma : en 2003, le cinéaste italien Marco Bellocchio tournait «Buongiorno,notte» (Bonjour,nuit) et vingt ans plus tard exactement, sous le titre «Esterno notte» (Extérieur nuit, terme cinématographique), il nous donne une autre vision du même événement crépusculaire de la politique italienne : l’enlèvement et l’assassinat, en avril-mai 1978, à Rome, par les Brigades Rouges d’extrême gauche, d’Aldo Moro, président de la Démocratie Chrétienne (Democrazia Cristiana, née en réaction au fascisme). Autre singularité, Marco Bellocchio se trouve maintenant âgé de 83 ans, et comment ne pas penser à Giuseppe Verdi composant à 80 ans son bouquet final éblouissant, son «Falstaff» inspiré de Shakespeare, renouvelant son style. Ce Verdi chéri de Bellocchio, dont on entend résonner le terrible Dies Irae du Requiem à plusieurs reprises dans la minisérie en six épisodes présentée sur Arte les 15 et 16 mars derniers, et maintenant sur Arte.tv.
Dans un entretien filmé visible sur Arte.tv, le cinéaste explique, avec une calme autorité, que ce format s’est rapidement imposé lorsqu’après avoir fait le bilan de toutes les recherches et exploitations sur cet assassinat encore cousu de mystère, il a voulu donner la parole aujourd’hui à cinq acteurs-témoins clefs : Aldo Moro bien sûr, présent dans les six épisodes ; sa femme Eleonora ; son «fils» spirituel bipolaire Francesco Cossiga, ministre de l’Intérieur; le pape Paul VI, ami très proche de Moro ; et Adriana Faranda, compagne de l’un des membres des Brigate Rosse responsables de l’enlèvement durant ces «années de plomb» succédant à l’effervescence de Mai 68. Cela représente vingt ans plus tard non plus seulement le point de vue d’une jeune terroriste (comme dans «Buongiorno, notte»), mais tous les points de vue possibles, en fonction de sa sensibilité d’homme plus que de ses convictions d’homme de gauche.
Autant dire que nous sommes très loin du «Habemus Papam» de Nanni Moretti, qui nous offrait une version décorative et moqueuse de la Curie romaine. L’athée Bellocchio nous étouffe sous la chappe d’une église romaine pesant de tout son poids mortifère sur Rome et l’Italie. Encore et encore, revient une courte scène, ce moment de la fin de la messe où l’officiant tend l’hostie aux fidèles avec ces mots : «Il corpo di Christo !». Ce leitmotiv et viatique nous accompagne alors qu’il semble toujours faire nuit même à l’extérieur (d’où le titre). Nous arpentons dans la pénombre les couloirs infinis et vides du Vatican, du Parlement, ou des appartements des protagonistes comme si tous étaient réduits à des fantômes doublés de fantoches. La vie est dans la brutalité des gestes, des paroles, et des manifestations déchainées des jeunes révolutionnaires.
Bien qu’il se défende de vouloir en faire un martyr, conformément à une certaine tradition italienne, le cinéaste donne d’Aldo Moro l’image d’un homme plutôt sympathique, grâce à Fabrizio Gifuni, le comédien qui l’incarne de façon stupéfiante. Longue silhouette un peu courbée, le cheveu gris, toujours calme et lent, semblant à l’écoute des autres, un triste sourire aux lèvres, il veut encore croire que son rêve est possible, un «compromis historique», une alliance avec les communistes. Mais à voir la réaction de ses pairs, en 1978, les communistes, ce sont toujours le Diable. Chez lui, Moro promène la même lassitude, et si sa femme le tolère dans le lit matrimonial, même son petit-fils, qu’il glisse dans le grand lit entre eux pour tenter de conjurer ses insomnies, ne semble pas un remède très efficace.
Margherita Buy, égérie de Nanni Moretti, interprète une Eleonora Moro très chrétienne mais très lucide ; Toni Servillo, révélé dans «La Grande Belleza» (Paolo Sorrentino, 2013), est Paul VI, le grand ami de Moro, qui serre son cilice pour se punir de son impuissance face aux événements. Avec ses lunettes carrées lui mangeant le visage, les gros plans cernant cruellement sa panique et son vide, Fausto Russo Alesi, le bipolaire ministre de l’Intérieur, nous donne le grand frisson. Jusqu’à la compagne de l’un des brigadistes, Adriana (Daniela Marra), qui doute de plus en plus de sa cause et s’oppose désespérément à l’assassinat de leur otage. Eleonora comprendra la première que son mari est perdu parce que tous autour de lui sont des lâches, et qu’ils refuseront de le sauver en dialoguant avec les Brigate Rosse, pas plus qu’avec les communistes.
Tel est le drame shakespearien auquel Marco Bellocchio nous convie vingt ans plus tard. Chaque scène, chaque épisode s’enchaînant avec une fluidité admirable, tandis que réalité, rêves, et hallucinations se succèdent : au début la scène imaginaire de Moro libéré, épuisé mais sauf sur son lit d’hôpital, ou plus tard, la rivière charriant les cadavres de messieurs en costume sombre les yeux ouverts tournés vers le ciel.
Lise Bloch-Morhange
Minisérie Arte.tv «Esterno notte», Marco Bellocchio, six épisodes, jusqu’au 12 juillet 2023
Photo d’ouverture: ©Anna Camelingo, seconde image: source Arte
Et moi qui voulait faire un article dessus pour les Lettres françaises d’avril. ! Je n’ai plus qu’à recopier votre article, chère Lise, ou mieux à laisser ma page blanche avec seulement un renvoi à votre texte : non, je ne pourrais pas mieux faire.
J’aime beaucoup le petit coup de canif à Nanni… » qui nous offrait une version décorative et moqueuse de la curie romaine »
Non, décidément. Je vais désormais poser mon stylo et vous demander de faire « mes » articles à ma place.
Vous êtes comme les grands crus : vous vous bonifiez chaque année.
J’attends votre prochain contribution aux Soirées avec impatience. Qu’elle soit sur la musique, la littérature ou le cinéma, elle sera tout aussi remarquable…
Je ne sais pas si je me bonifie, cher Philippe,
mais c’est en tout cas votre cas:
tant de générosité et enthousiasme vis-à-vis d’une consœur est plus que rare!
C’est si bon de faire partager ce que l’on aime…et visiblement nous apprécions autant l’un que l’autre la remarquable série de Marco Bellocchio…