Avec “Soif” (2019), son vingt-huitième roman (1), Amélie Nothomb revenait sur les derniers instants du Christ à la première personne du singulier, de son procès à sa crucifixion. Elle nous livrait une vision toute personnelle du fils de Dieu, une vision profondément “humaine”. Partir du corps de Jésus pour comprendre ce qu’il lui arrivait, telle était sa démarche. Issue d’une famille catholique, la romancière confiait, lors d’une interview, aimer Jésus depuis ses deux ans et demi et vouloir comprendre la crucifixion, une monstruosité qu’elle condamnait : “Cette crucifixion est pour moi une aberration. (…) Au catéchisme, on nous présentait la crucifixion comme le salut. Le martyre est montré comme le salut. Le sacrifice du corps est montré comme quelque chose de magnifique, comme une valeur. Moi, je pense que c’est exactement le contraire. Je pense que le sacrifice du corps, c’est la source de tous les dangers, de toutes les violences”. Amélie Nothomb revendiquait le droit de donner sa propre vision de Jésus, ce héros connu de tous, que l’on soit croyant ou pas. Aujourd’hui le Jésus d’Amélie Nothomb revêt les traits de Julien Bleitrach dans une remarquable adaptation scénique signée Catherine d’At.
Sur le petit plateau de la salle Roland Topor, une intense lumière agressive. Un homme, crucifié, tête penchée, un simple pagne en tissu blanc autour des reins, nous fait face, telle l’image immuable du Christ véhiculée depuis des milliers d’années. Puis, abandonnant son attitude christique, l’homme fait mine d’arracher ses clous et descend de sa croix, enlève son pagne sous lequel il porte un caleçon, enfile jean et tee-shirt pour nous conter les raisons de sa crucifixion et les heures qui l’ont précédée. Le ton est presque badin, les gestes ont le naturel du quotidien. Une entrée en matière des plus réussies.
Commence alors le récit de la Passion du Christ à la première personne, la Passion vue de l’intérieur. Non sans humour, Jésus donne sa propre version des faits, mal racontés selon lui dans les Évangiles. Il reprend au procès, cite Pilate, parle de Judas, “l’ami encombrant”, avoue son sentiment de peur, pas la peur de la mort, mais celle de la souffrance. La veille du calvaire, il se contraint à ne pas boire pour s’assurer d’avoir soif au moment du supplice, de pouvoir se focaliser sur sa soif.
La crucifixion est le châtiment des crimes les plus honteux. Jésus est puni pour ses miracles, considérés comme de la magie. Il en est pourtant fier. Celui dont il est le plus fier, c’est le premier. Celui des noces de Cana. Il raconte : alors qu’il assiste à une noce avec sa mère, celle-ci lui signale que le vin commence à manquer. Jésus se fait alors apporter des jarres d’eau et change l’eau en vin. Rien là de vraiment extraordinaire, il appelle cela le “pouvoir de l’écorce”. L’humeur est de nouveau à la joie. Il danse avec sa mère qu’il constate un peu “pompette”. Le miracle dont il est le moins fier, en revanche, c’est celui du figuier. Apercevant un jour un figuier, il eut envie d’une belle figue juteuse. S’approchant de l’arbre, il n’y trouva que des feuilles. Contrarié, il le condamna à ne plus jamais porter de fruits et le fit sécher. Pas de quoi se vanter… Il nous parle de Marie-Madeleine -qu’il appelle simplement Madeleine-, de l’amour qu’elle suscita chez lui au premier regard, du bonheur qu’il éprouvait à simplement contempler sa beauté. Il aurait aimé fonder une famille avec elle et mener une vie de simple berger, métier qu’il préfère à celui de charpentier. Il raconte la couronne d’épines et la flagellation, le Chemin de croix, l’aide de Simon, celle de Véronique, qui lui essuie le visage avec un linge humide, et au charme de laquelle il n’est pas insensible…
Mais ce Christ terriblement humain, cet homme semblable à nous, se révolte également contre son père, blasphème, évoque les erreurs et les malentendus, et ne se pardonne pas l’exemple qu’il laisse à la postérité. “Accepte” ne cesse-t-il de se répéter afin de se résigner, mais aussi “L’Amour n’est pas le Bien” et “Ce qui empêche le pardon, c’est la réflexion”. Ses dernières paroles seront “J’ai soif” (et non pas “Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?”, celles-là, il les a seulement pensées), nous rappelant qu’il est un homme.
Le comédien Julien Bleitrach est impressionnant de virtuosité dans ce seul en scène. D’une présence incroyablement physique, il est autant un corps qu’une voix. Il court, il saute, il vole…, incarnant ce Christ d’une manière on ne peut plus vivante. Son jeu au phrasé impeccable est d’un naturel confondant, nous le rendant terriblement “humain ”. Saluons la mise en scène inventive et dépouillée -deux blocs rectangulaires modulables, un tissu blanc pour figurer un pagne, une toge, une croix…, qui épouse à merveille le décor numérique de Sébastien Mizermont. Les lumières d’Emmanuelle Phelippeau-Viallard, du bleu glacial d’une geôle à la lumière chaude du Golgotha, sont sublimes. De la belle ouvrage !
Isabelle Fauvel
A propos du figuier, on pourra relire le poème : « Qu’il vive » – René Char, Les Matinaux